A la mémoire d'Anna Politkovskaïa de Lars Norén
Frédéric Aubry, Kaf Malère & Gilles Thibaud
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Dans un pays sans nom qui serait situé à la fois en marge de l’Europe et en son cœur même, une guerre vient de se terminer. Le désordre, le chaos, la terreur règnent. Les règles morales, éthiques se sont effondrées. Des enfants abandonnés traînent dans les rues, se prostituent ; ils n’ont plus aucun repère. Comme eux, victimes de ces temps de terreurs, leurs parents ne savent plus que faire, sinon le pire. Tous se sentent abandonnés, perdus dans un monde sans espoir ni futur où, pour survivre, il ne faut pas avoir peur d’abuser de son semblable… Pièce sombre et radicale comme en écrit Lars Norén depuis le milieu des années nonante et qui ont fait de lui un des hommes de théâtre les plus reconnus d’Europe, A la mémoire d'Anna Politkovskaïa évoque cette forme d’impérialisme qui veille encore et toujours à ce que ce soient les plus pauvres que l’on exploite, utilise et maltraite. L’histoire n’est pas seulement celle d’une exploitation, c’est aussi celle d’une lutte puissante pour la survie et pour qu’à nouveau l’espoir soit possible. |
En guise de résumé Une discussion qui tourne mal entre un homme et une femme. Zarko et Dunja. Celui-ci la frappe. Elle est enceinte. Zarko explique les raisons de sa violence à Stoijko, le fils de Dunja qui git à terre. Le garçon semble indifférent aux douleurs de sa mère. Il a faim. La seule façon de gagner de l’argent c’est de trouver un type qui a envie. |
Notes d'intention(s) 1 | Le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble. Dire les choses en même temps. Je préfère un théâtre où le public se penche en avant pour écouter à celui qui se penche en arrière parce que c’est trop fort. |
Corps, conflits, banalité(s) ? La rencontre avec ce texte, il y a un an et demi, a provoqué en moi un choc. Je ne connaissais par précisément son auteur et la lecture de A la mémoire d’Anna Politkovskaïa me déstabilisa. Je découvris une écriture impitoyable, voire incontournable. Je n’avais jamais rencontré un tel texte : même si Sarah Kane, Heiner Müller, Edward Bond ou d’autres surent témoigner de l’horreur humaine, de l’injustice, de la quête d’identité. Ce texte de Lars Norén, que les éditions de l’Arche m’avait envoyé, surgissait, implacable. Le texte de Lars Norén plonge dans les limbes d’une humanité sans doute en gestation, dans sa violence crue, telle une apocalypse foudroyante. L’écriture tranche au vif un univers opaque dans lequel l’espace reflète une lumière vacillante, les présences faseyent, les visions tremblent. Lars Norén place ses personnages dans des conditions redoutables où la violence plane résolument sur ce monde d’après-guerre, ou d’une guerre en train de se faire. Les êtres à qui ils donnent la parole, enfermés dans la mécanique terrible de la justification, nous interrogent sur nos propres conditionnements, comme si les basculements de la raison ouvraient une brèche inattendue qu’on appelle l’espoir… Face à ce monde sans destin, on s’attache – parce que quelque chose s’arrache au tréfonds de nous – à ce qu’un soupçon de liberté résonne sourdement à chaque battement de cœur. A chaque souffle irrésolu. Nous percevons, à travers un microcosme qui se démène, les conséquences d’un macrocosme dont le désordre démesuré porte à la cruauté, voire à la crudité... Parabole de la guerre – comme chez les Grecs, elle détruit la famille et faisant irruption dans la vie privée de chacun y installe le tragique – via un couple, via une relation homme-femme, via les attachements incroyablement humains qui mènent jusqu’à la torture morale par le biais d’un anéantissement du corps. Des vivants et des morts, quelle chair demeure ? Et la scène – le plateau du théâtre – convoque aussi des corps : sont-ce t-ils les mêmes que ceux de la guerre ? Les acteurs font-ils la guerre, et avec qui ? Qu’est-ce qui est supportable ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Notre intention n’est pas d’apporter un jugement supplémentaire sur les exactions commises mais de simplement faire dire un texte – des paroles – qui témoigne d’une exacerbation parfois insupportable. « La pièce ne parle pas de cette célèbre journaliste. […] le territoire de la pièce n’est pas la Tchétchénie, c’est nulle part et partout en Afrique, en Roumanie… Le spectacle traite des abus que subissent les enfants pauvres du monde. C’est une pièce très sombre, sans espoir. Je pense que c’est peut-être ma pièce la plus sombre, sans lumière. » (3) Le génocide tchétchène stigmatise tous les autres génocides et toutes les disparitions programmées, l’absolue conflagration des corps et la domination des instincts sur les élans culturels, civilisationnels… Il s’agit d’un regard sur un événement. La souffrance des corps apparaît immédiatement : un bras tordu, un nez cassé, une tête coupée, révélant davantage la souffrance des âmes, tout à coup sans langage. La violence psychologique ne se voit pas, méprisée par les médias avides d’images et nous en sommes responsables. Voix, proximité, sensation Comment traduire A la mémoire d’Anna Politkovskaïa, en volume, en espace, dans un rapport actants/spectateurs qui soit stimulant sans affaiblir la force du propos ? Certains actes si crus des personnages, les quelques situations terribles proposées, sont irreprésentables et interrogent dès lors le théâtre. Ce projet de lecture / mise en espace se voudrait un contrepoint des courants ambiants plus propices à l’exhibitionnisme dans tous ces états. Que les voix et les sons prédominent, au lieu des images préfabriquées : imaginer les acteurs dans un ersatz de studio d’enregistrement, ou bien en train d’explorer des catacombes, découvrant une bande enregistrée, archives, témoignages (tronqués ou non) d’une guerre dépassée, peut-être même oubliée. Dans le premier cas, nous aurons des comédien(ne)s interprétant les personnages de la pièce de Lars Norén en même temps que leur propre rôle ; dans le deuxième cas, ce groupe d’archéologues, bouleversés par leur découverte, mueraient jusqu’à réincarner les paroles perdues… Le son – les sons – serait notre véhicule exploratoire : agent expressif, il serait double, comme hôte démiurgique, transfuge irrationnel d’un lointain territoire – source sans doute –, et comme entité performative, support du sens – un fleuve caché (5 ) ?– d’un imaginaire commun, partagé incidemment par une culture médiatique fortement uniformisée. Développer une combinatoire de l’audition pour en faire jaillir les évocations comminatoires. Les fantasmes apocalyptiques sont bradés, aujourd’hui on solde la terreur. Reconstruire un rite (6 ) / Renouer avec les rituels La proposition de lecture peut avoir lieu hors le théâtre, dans un espace singulier, surprenant, qui donnerait l’occasion aux spectateurs de sortir des sentiers battus, à l’instar de la guerre qui déboussole incontestablement les repères et les normes. L’idée d’impliquer les spectateurs en les conduisant dans un espace autre que celui du théâtre, comme par exemple une usine désaffectée ou en ruine, un entrepôt ferroviaire, un parking souterrain, un chantier de fouilles archéologiques, un cinéma (…) permettrait de renouer avec un théâtre de la proximité. En salle, un dispositif en rond – ou tri-frontal – conviendrait, les spectateurs encerclant les corps-disant, les souffles-diseurs. Chaque représentation/présentation s’avérera unique dans des espaces atypiques, à l’instar d’une expérience concernant la parole vivante et directe. Il y a quelque chose de fascinant – toujours – dans le registre de l’horreur : c’est l’inimaginable, la mise en échec de notre capacité à croire, à y croire, à s’y résoudre, à accepter, en fin de compte. La guerre – le conflit même – les luttes fratricides, l’instinct mortifère, les pulsions destructrices, confinent à la construction de nos mythologies (7 ), et qu’on retrouve notamment dans Les Jeux de l’esprit de Pierre Boulle (8 ) . Il s’agit de faire émerger à l’intérieur de chacun sa propre part d’espoir. Et pour reprendre les mots de Milana Terloeva, "condamnée à l’espoir", admettre que, dans certaine condition, "survivre, c’est déjà résister" (9 ). Restaurer la maïeutique au sein de l’événement théâtral, c’est-à-dire faire éprouver aux spectateurs ce passage vers le grand Autre, réhabiliter la fonction émancipatoire du spectaculaire, et ici en l’occurrence, de l’auriculaire. Michaël Therrat, janvier-février 2010 |
Suite d'intention(s) 2 Quand vous êtes assis dans un théâtre et que vous regardez ce qui se passe sur la scène,
La création – même s’il s’agit a priori d’une « simple » mise en espace d’une lecture – implique le tâtonnement de la recherche, entre surgissements et fulgurances, une photo m’a inspiré, celle de La Classe morte de Tadeusz Kantor, où acteurs et mannequins sont mêlés, assis derrière leurs tables d’école, les noms des personnages sur des plaquettes – comme des représentants de l’O.N.U. ou de n’importe quelle réunion, (Conseil de Ministres, conférences de presse etc.) – indiquent la précarité des désignations, la fébrilité des identités. Des personnages, en outre, possèdent plusieurs noms (Stoïjko=Pavel=Koïsto ; Vlatko=Mihaï ; Elena se fait passer pour Julia/Yulia), tandis que d’autres semblent interchangeables (les différents clients, sujets extérieurs, comme « des rapaces » prêts à fondre sur les faibles chairs). Etant donné aussi que les acteurs endossent parfois plusieurs rôles, les plaquettes aident à la lisibilité des interventions. [...] La première partie [de la trilogie Morire di clase] évoquait des gens qui vivent dans la rue [Catégorie 3.1], la deuxième parlait des crimes sexuels en prison [Les Garçons de l’ombre]. La troisième partie [A la mémoire d’Anna Politkovskaïa] parle des enfants qui vivent dans la rue, peut-être en Afghanistan, en Russie, en Tchétchénie. Ce n'est pas que je veuille écrire ces pièces, mais je suis témoin de tellement de choses que je me dois de les raconter, je dois écrire sur des sujets comme ceux-là. [...] Ces enfants n'appartiennent à aucune classe. Ils n'ont pas de foyer, pas de futur. Ils mènent un terrible combat. Ils sont très liés les uns avec les autres. Les gens sans-abri en Suède ont des meilleurs conditions de vie que ces enfants. Les gens acceptent qu'ils existent, nous vivons côte à côte. Finalement, la pièce parle plus de nous (10 ). Il y a neuf mois, afin de « représenter le vide », je songeais à un dispositif en demi-cercle autour duquel les acteurs se déplaceraient, d’un lieu à l’autre ; puis l’idée même de la lecture m’a ramené vers l’enfance, lorsqu’on apprend à lire, à l’école, justement. A contrario donc d’une ouverture, j’ai plutôt opté pour une contraction de l’espace scénique. Cette concentration m’a rapproché de l’image de Kantor. L’école représente le lieu d’une enfance en apprentissage, qui se projette dans un avenir. La pièce de Norén n’offre aucun avenir. J’ai proposé un plateau de jeu d’une ouverture de 6 mètres sur 5 de profondeur : de l’espace indéterminé de l’ombre (en fond de scène) - à l'instar d'un univers parallèle - surgissent les sons, parasites ou complémentaires de « l’action » suggérée par les dialogues dits à l’avant-scène éclairée. Cet espace identifié permet d’accentuer la sensation du hors-champs inconnu voire menaçant - par rapport à ce lieu délimité, porteur de ses propres signifiants. La guerre, c'est ce moment où l'école peut s'arrêter.
Cette mise en jeu de ceux qui s’inquiètent chaque jour de leur survie est métaphorisée par l’impression d’une saturation du lieu-même où la lecture est donnée. Créer l’intensité nécessaire qui conduit à la sensation d’un épuisement possible du jeu-même, d’une mise en crise des corps lisant-même. Tout comme dans La Force de tuer, la femme symbolise l’image du destin, celle par qui l’histoire sera conduite à son terme. Notre dispositif concrétise une automatisation implacable où tout est vrai – comme dans les rêves – et renoue avec l’idée que le théâtre est fantasme… Michaël Therrat, septembre-octobre 2010 |
(1) & (3) Lars Norén, septembre 2008. |