Portrait de Rachel-Chimène

Reprise du Cid de Corneille avec Rachel

Et tout le monde sait que cette place était alors au pouvoir des Arabes, et ne fut conquise qu’en 1248, cent quarante-neuf ans après la mort du Cid , par un autre roi, don Fernand dit le saint. Ainsi le débarquement des Maures à l’embouchure du Guadalquivir, dont ils étaient maîtres, et la délivrance de Séville par Rodrigue, qui ne l’a jamais défendue, sont des inventions romanesques dont nous sommes bien éloignés de nous plaindre, puisqu’elles nous ont valu le beau récit du quatrième acte. On a si peu considéré jusqu’ici le Cid comme un drame historique, que parmi tant de critiques dont il a été l’objet, aucune ne lui a reproché ses fautes contre l’histoire. Scudéry, l’Académie, Voltaire, lui ont fait grace sur ce point. Au reste, veut-on savoir comment cette fable de la présence du Cid et de don Fernand Ier à Séville est venue s’ajouter à toutes celles qui remplissent le Romancero ? Je crois en apercevoir l’origine. Il est dit dans une romance citée par Corneille que le mariage de Rodrigue et de Chimène fut célébré par Layn Calvo, archevéque de Séville (car il y avait des prêtres catholiques même dans les cités occupées par les Arabes). Cette circonstance a suffi pour faire supposer à Corneille que le mariage eut lieu dans cette ville, et il y a établi le séjour du roi don Fernand. Voilà comment peu à peu se détruit l’histoire et comment se forment les légendes (1).

Je ne sais si c’est aussi dans une intention d’exactitude historique que Guyon, qui représente don Diègue, s’est affublé d’une longue barbe et d’un ample vêtement noir. Don Diègue, revêtu des plus hautes dignités à la cour du roi de Castille, ne doit point avoir un aspect aussi sombre et qui rappelle moins un courtisan espagnol que le grand-prêtre de la Norma. Guyon a eu, d’ailleurs, de très beaux momens dans ce rôle. Seulement, ses gestes et sa voix ont plus d’éclat et de véhémence qu’il n’appartient à un vieillard aussi cassé par l’âge. Il est vrai que la faute en est surtout aux vers trop chaleureux de Corneille, et ce défaut n’est guère réparable que lorsqu’on peut confier ce personnage à un acteur dont la chaleur d’ame a survécu aux forces physiques, tels qu’étaient dans leur temps Monvel et Joanny.

La Comédie-Française a profité de cette reprise pour réintégrer dans le Cid plusieurs passages qu’on avait depuis long-temps l’irrévérencieuse habitude de retrancher. La pièce ne commence plus brusquement par la querelle inintelligible de don Diègue et du comte. On a rétabli la première scène entre Chimène et Elvire, telle que Corneille, fatigué par les critiques, crut devoir la refaire en 1664. C’est quelque chose; mais ce n’est pas encore assez. J’aurais voulu, pour ma part, qu’on eût suivi les indications judicieuses de Voltaire, et que la pièce s’ouvrît, comme avant 1664, par l’entretien d’Elvire et du comte, qui forme une courte et claire exposition. Voltaire, qui a inséré les deux scènes anciennes dans son édition de Corneille, engage les comédiens à jouer ainsi la pièce. « Il me semble, dit-il, que, dans les deux premières scènes, le sujet est beaucoup mieux annoncé, l’amour de Chimène plus développé, le caractère du comte de Gormas mieux indiqué.... » A ces raisons excellentes j’ajouterai une considération qui me paraît déterminante : c’est qu’en ouvrant la pièce par la scène d’Elvire et du comte, on donnerait un peu plus d’intérêt à l’entretien qui lui succède entre Elvire et Chimène, tandis que cette petite scène, placée au lever du rideau, comme elle l’est à présent, a nécessairement tous les inconvéniens d’une exposition, à savoir la froideur et l’obscurité.

Cette requête que je présente, en toute humilité, à la Comédie-Française, est assurément bien modeste : il ne s’agit que de trente-deux vers. D’autres ont été bien plus hardis. J’ai entendu émettre le vœu, qui a été répété par plusieurs journaux, de rétablir les deux rôles de l’infante et du page. J’avoue que, si on ne demandait ce rétablissement que pour une soirée extraordinaire, pour une représentation à bénéfice, par exemple, je l’appuierais de tous mes vœux. Qui ne serait charmé de voir, au moins une fois en sa vie, le Cid joué tel qu’il est sorti des mains de son auteur, dût-on le trouver un peu long; mais je ne pense pas que la réintégration permanente de ces deux rôles, si universellement condamnés, servît en rien à la gloire de Corneille ni aux plaisirs du public. Le retranchement de cet épisode n’a pas été décidé à la légère. C’est vers 1734, après environ cent ans d’épreuves, que la Comédie céda enfin au venu général. Rousseau, le lyrique, fut chargé des coupures. Il n’ajouta que deux vers au second acte et deux autres au cinquième, et s’excusa respectueusement de cette liberté dans une courte préface. On essaya pourtant encore, en 1737 et en 1741, de revenir à la pièce entière; mais ce fut sans succès. Enfin, en 1806, l’empereur voulut se donner le plaisir vraiment royal de voir représenter le Cid, avec le page et l’infante, comme au temps de Richelieu. Cette fête mémorable eut lieu à Saint-Cloud le 1er juin. On a gardé le souvenir de la distribution des rôles qui fut faite par ordre; la voici, elle est curieuse don Diègue, Monvel ; Rodrigue, Talma ; Chimène, Mlle Duchesnois ; le roi, Lafon ; l’infante, Mlle Georges. Hé bien! malgré les efforts et la réunion de tous ces talens, l’épreuve ne fut pas favorable. Ce qui est certain, c’est que l’infante ne comparut pas devant le parterre parisien. La suppression de ce personnage, au point de vue de l’effet théâtral, paraît une question jugée. La Comédie-Française aurait donc eu très grand tort de mêler à la prise de possession du rôle de Chimène par Mlle Rachel, une expérience d’un succès plus que douteux, et qu’on sera toujours à même de tenter dans un moment plus opportun. Le parterre a retrouvé Chimène ; il attendra patiemment l’infante.

(1) M. Laharpe a bien autrement estropié l’histoire, sans avoir les glorieuses excuses de Corneille. On lit avec stupéfaction la phrase suivante dans son Cours de littérature : « L’action du Cid est du XVe siècle et se passe en Espagne, dans le temps du règne de la chevalerie. » Le Cid contemporain du cardinal Ximenès ! Et ces belles choses se professaient avec applaudissement à l’Athénée, au commencement de ce siècle!

CHARLES MAGNIN
cf. lien

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