Les Européens

(1997)

de Howard Barker (1946-

mise en scène Giorgio Barberio Corsetti

 

12 septembre 1683. L'Autriche, envahie par les Turcs, a fini par sauver sa capitale : après six mois de siège, de famine et de combats meurtriers, Vienne est libérée par le général Starhemberg. C'est sur ce champ de bataille que s'ouvrent les européens.
Terre dévastée, population affamée, pouvoirs ébranlés, morale sociale effondrée...
L'empereur Léopold peut rentrer à Vienne, sans gloire, dans le sillage des héros nécessaires...
C'est le moment de panser les plaies, de reconstruire le pays et d'assouvir à nouveau des ambitions Suivant des personnages en prise avec eux-mêmes, avec le monde, la pièce dessine dans ce paysage post-catastrophique les multiples et tortueuses voies d’une reconstruction possible, inévitable : tragique.
Le drame historique est ici le prétexte à la création d'une situation de chaos, où l'effondrement des fondements de la société implique une reconstruction politique, économique, sociale et morale.
Le monde est à réinventer. La reconstruction, c'est le chemin que l'homme accomplit, dégagé ou privé de repères moraux et sociaux, qu'il marche vers une liberté nouvelle ou retourne à de nouvelles contraintes.
La pièce est le tableau de cette reconstruction, du rétablissement du pouvoir politique à la cicatrisation des plaies intimes, de l'infiniment grand à l'infiniment petit.
Il ne s'agit pas ici de traiter de manière anecdotique d'une époque, d'analyser ses problèmes politiques ou sociologiques, il s'agit de poésie : une pérégrination sur les chemins de l'âme dans le chaos du monde.
Toute l'ambition du drame est de nous placer dans la question de l'être au monde. C'est ce qui confère à l'œuvre de Barker son universalité. C'est en cela et seulement en cela qu'elle est profondément politique. (poétique)

Après la catastrophe, la vérité n'est plus une évidence collective, elle devient par force une quête individuelle.
Plongés dans le chaos du monde, les personnages qui peuplent les européens sont livrés à eux-mêmes. Déchirés par de multiples contradictions, ils sont le faisceau de passions, de vertus et de désirs en lutte les uns contre les autres qui les séparent, les isolent, et atteignent ainsi à une dimension tragique.

Katrin est un monstre de cruauté et de douleur. Sa cruauté est-elle la conséquence de sa douleur ? Peut-on tolérer la cruauté en tant que conséquence de la douleur ? Où se situe la limite ? Qui de l’auteur, du metteur en scène, de l’acteur ou du spectateur la détermine ? Peut-il ou doit-il apporter une réponse, créer un consensus ?
Ni rédempteurs, ni dictateurs, acteurs, il ne nous appartient pas de répondre, mais d'interroger le monde par l'expérience poétique.
Et dans la question elle-même existe le théâtre, si théâtre il y a…

Ici, c’est par le langage que nous faisons l’expérience tout à la fois de l’être, du monde et de l’action. Chez Barker, le langage, qui échappe à toute forme de réalisme ou de psychologisme, est au centre de l’expérience poétique. Il est le créateur qui préexiste à toutes choses : il est l’action et il crée l’action, il contient le monde et crée le monde en le nommant.

Pour les acteurs, le langage, au centre de l’expérience et du travail, est à la fois l’outil de la séparation, de l’individuation, et celui de la relation au monde : il devient le terrain d’expérimentation des concepts de vérité et de liberté. C’est en lui et par lui que se construit et respire le personnage tragique. C’est en lui et par lui que se construit, s’articule l’architecture de l’espace poétique.

Espaces possibles

Du chaos à la reconstruction, tout au long de la pièce, l'œil est comme une caméra qui se déplace, va du centre à la périphérie, du gros plan au tableau général, de la plongée à la contre-plongée, du plan séquence à l'image subliminale. Les visions du monde se superposent et / ou s'opposent, la clarté de chaque image est troublée par celles qui la précèdent et celles qui lui succèdent.

Le désir d'un espace scénique vaste et totalement modulable, organisé autour de la pièce. L'objectif premier du dispositif scénographique est de permettre à la fois un changement rapide du champ de vision global et l'alternance des cadrages au sein même d’une scène. La lumière, élément vibratoire, est constitutive de cette architecture variable : le système d'éclairages ouvre la possibilité d’un espace scénique fragmenté et transformé sans cesse. Les relations du cadrage au volume scénique global, de l'image en deux dimensions au mouvement, déterminent les espaces selon deux données : la profondeur de champ (mouvement, action) et l'angle de vision (cadre de l’action).
La mise en conflit de ces espaces déterminés, induite par le jeu, la matière poétique, crée le mouvement, la question : ces espaces s’interpénètrent, se confrontent ou se répondent. L’espace scénique devient l’espace du conflit.

Les spectateurs, engagés dans l’air de jeu, constituent un chœur invisible, qui participe à la réalité du conflit. Le regard du spectacteur est à la fois soumis aux variations qu’on lui propose et moteur de ces variations, puisqu’en fonction de l’endroit d’où il regarde, il détermine un nouvel espace : ce regard devient, lors de la représentation, l’intrusion nécessaire à la persistance du mouvement, de la question.

Avec : Julien Bonnet, Olivier Borle, Camille Brunel, Vincent Cappello, Servane Ducorps, Eric Fernandes, Rama Grinberg, Sarah Mahe, Nicolas Martinez, Thomas Wallet

Sylvie Drieu (Chorégraphie), Nathalie Garraud (Scénographe),
Sarah Leterrier (Scénographe) , Bruno Brinas (Lumières),
Loïc Leroux (Création son), Clara Campin, Aude Crozat,
Vincent Dorothée, Jean-François Garraud (assitants)

Mise en scène : Nathalie Garraud

Il est toujours étonnant de découvrir chez des jeunes gens, des attitudes qui nous laissent entendre et comprendre que nous avons là affaire à des gens d'avenir, des artistes qui savent ce qu'ils veulent. Développer des projets difficiles en dirigeant des personnes aussi différentes que des adolescents palestiniens ou des comédiens professionnels confirmés, en cherchant chez eux à ce que s'expriment des idées et des attitudes d'acteurs...

Braver des incertitudes et des censures, sans renoncer aux raisons qui les ont provoquées...

Et préserver malgré tout l'exigence artistique en refusant les fausses solutions techniques comme les compromis qui atténueraient sa vérité...

Il est surprenant de rencontrer tout cela chez un même artiste, chez une même artiste, jeune et déjà portée, par ses convictions ; surtout quand les oeuvres qui résultent de tels acharnements savent convaincre leurs interlocuteurs, publics éclairés ou pas, jeunes gens ou spectateurs chevronnés.

Du Zieu dans les Bleus et Nathalie Garraud portent tout cela. C'est pourquoi le Théâtre Massalia et la Friche la Belle-de-Mai s'associent au projet de reprises des Européens, s'engageant aux côtés de cette compagnie pour la deuxième fois (après "les enfants" et les jeunes palestiniens).

Philippe Foulquié

 
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