Yves Heurté

(1926-2006)

né le 7 avril, à Marigny (Marne)

décédé le 19 février, à Cierp (Haute-Garonne)

 

La Coccinelle

Sur la colline de Prague un jardin, et au bout du jardin, une maison assez cossue. Dans la maison une chambre: celle de Mozart. Et quoi dans la chambre ?
Un orchestre de chambre, bien entendu.
Sur la colline, un jardin, et dans l'herbe du jardin une coccinelle, dite bête à Bon Dieu, qui vaque en paix à son safari de pucerons.
Sur la même colline, dans le même jardin donc, une coccinelle et une toute petite fille qui la regarde et la prend entre ses mains et joue avec elle et se met à pleurer comme un requiem quand son vieux poète lui dit que c'est l'heure d'aller dans la chambre de Mozart écouter un orchestre de chambre jouer Mozart.
Assise dans l'herbe de la colline, une toute petite fille qui se moque bien de Mozart, de ses trios, quatuors, messe en si ou en ré, et qui n'entrera.
Dans la chambre écouter l'orchestre de chambre que si on lui laisse SA coccinelle.
Entrée donc, avec la bestiole au bout du doigt et son drôle de vieux zigoto de poète qui suit, résigné et honteux, et voilà qu'on les assied, horreur, au premier rang, juste sous le nez des musiciens. Dès que le violon attaque, la coccinelle s'envole, fait un tour de reconnaissance autour du quatuor et vient se poser sur le genou du vieux zigoto. La petite fille émerveillée lui fait remarquer cet atterrissage, avec interdiction bien sûr de toucher à sa bestiole. Enfin le violoncelle démarre l'andante con moto et ma foi, la coccinelle a l'air de se sentir si bien. Cette musique lui rappelle le temps lointain où un certain petit Amadeus, dans le même jardin, prenait son arrière arrière arrière-grand-mère de bête à Bon Dieu sur son doigt et l'y berçait en jouant une sonate de son invention...

La petite fille surveille l'irrésistible montée de sa bestiole, de plus en plus entreprenante, vers le veston puis sur l'épaule, puis traversée de la barbe puis rodéo sur le terrain vague du crâne. On touche pas à ma bête à bon Dieu!
Largo. Va s'envoler ou pas ? S'envole pas. Allegro. En stationnement.
Andantino. Gratte à peine de la patte... La petite fille s'amuse comme une folle avec son poète qui fait celui qui ne sait pas que son amie est juchée sur sa vieille clairière, là haut.
Scherzo et final :
Dans un coin, discrètement appuyé sur sa statue, il y a le petit Amadeus Mozart que personne n'avait vu. Il n'écoute même plus son concert mais se pose de graves questions sur l'avenir de la coccinelle.

 

La Plante verte

Monsieur le président, ce que vous me permettez de dire ici pour ma défense, personne ne pourra le comprendre, même pas madame mon avocate, et je ne me sens pas en droit de vous en faire des reproches. Vous avez le métier de juger les vivants et non les morts, du moins ceux que l'homme de la rue appelle encore des morts.
Je suis infirmier dans un service de réanimation où personne ne sait trop où s'arrête la vie et où la décomposition commence , où notre angoisse de soignants est telle que nous ne voulons plus connaître des malades, mais seulement des maladies, où nous avons l'impression, chaque nuit, d'être les gardiens de condamnés otages de leurs médecins.
C'est contre la mort qu'on se bat sans guère d'espoir, à coups de machines qui sifflent, sonnent et brillent, branchées sur des corps dont certains tressaillent encore, par réflexe dit-on, quand passe la sirène d'une ambulance.
Quand certains sortent du coma c'est pour renaître à des angoisses que nous ne soupçonnons pas, des angoisses d'outre-tombe. Ils ont les yeux gelés d'horreur car pour les accueillir à leur sortie d'enfer ils n'ont que des médecins qui parlent d'eux mais de très loin, des techniciens, des magiciens fous qui presque toujours ici, vont rater leur coup.
Je me souviens, si vous le permettez, d'un jeune accidenté inerte et muet, une "plante verte" comme nous les appelons entre nous. Il s'est soudain mis à chantonner après quinze jours de totale inconscience, quand le soleil a atteint son lit.
Allez-vous me juger pour ce que j'ai fait à une jeune morte, ou à une vivante? Quelle question, monsieur le président, et qui pourrait y répondre si ce n'est moi?
Depuis le jour où j'ai vu entrer dans le service ce "coma barbiturique" qu'un désespoir mortel avait poussé là, ma réponse fut toujours la même. Elle était vivante puisque je l'aimais.
Si ce genre d'amour peut vous paraître épouvantable, il l'est aussi pour moi, mais je n'y peux rien. Depuis le premier instant je n'ai pu m'en défendre. Bien sûr, l'homme de la rue va me dire: en coma profond, elle ne pouvait en rien répondre à mes sentiments.
Comme tout cela semble simple dès qu'on a repassé le sas stérile d'un service, et comme je vous comprends de refuser de plonger avec moi dans l'enfer, et de vous en tenir à vos lois.
Mais si votre justice était, comment dire, une sagesse, elle devrait prendre en compte cette photo qu'on n'a pas osé m'enlever et qui me brûle.
Coma profond, dites-vous ? Qu'est-ce que ça signifie pour ceux qui y sont plongés. Quel monde inimaginable traîne encore dans leur tête? Quel cauchemar que le moindre bruit, le moindre contact, doit relancer ou apaiser?
Quand on l'a étendue sur sa cage d'acier à deux heures du matin, j'étais encore un infirmier de nuit, de ceux qui ont réussi, à la longue, à se croire indifférents devant ces chairs qui traînent entre deux machines et qu'on appelle ici tentatives d'autolyse, trauma crânien irréversible, ou électro plat.
Oui, j'étais encore cet infirmier normal qui, à peine repassé le sas stérile, fait des plaisanteries grivoises, esquisse un pas de danse, pince une collègue et lit le "Canard enchaîné" pour rejeter au loin son horreur.
Dans quel état seriez-vous au matin, monsieur le président si vous aviez jugé dix morts dans votre nuit pendant des années, avec des machines qui feraient et déferaient vos lois à coups d'écrans et de sonneries d'alerte quand l'innocent serait condamné?
Quand j'ai déshabillé mon coma barbiturique, j'ai découvert le corps d'une blonde que chacun rêverait de trouver à l'abandon sur une plage, un visage que n'importe qui voudrait voir, à son réveil, sur l'oreiller.
Ce jeune corps n'était plus un être humain mais un Memling ou un Botticelli, une transparence. Me suis-je fait comprendre?
Etais-je tellement plus coupable, en relevant ses draps chaque nuit pour la contempler nue, que le gardien de musée qui, au lieu de terminer sa ronde, rêve assis devant une vierge à couronne de lys ?
Seule la beauté m'a fait survivre dans l'enfer froid de ce métier. Je n'y peux rien.
A caresser longuement ce corps inerte de femme, je pourrais être pris pour un salopard par la famille. Mais qui peut affirmer que mes caresses n'étaient pas son seul refuge? Qui me dira qu'elles ne faisaient pas fuir ses monstres, qui me le dira en risquant la prison s'il se trompe et si c'est moi qui ai raison?
Maintenant je suis sûr que ma main attardée sur sa gorge était son seul moment de paix. Mais voilà qu'on m'appelle voyeur, voyou convaincu d'attentat à la pudeur, aggravé par l'impossibilité de la fille à se défendre. J'aurais donc bafoué tous les devoirs de mon métier avec mes caresses?
Oui, j'ai connu aussi ce doute et cette honte. J'ai même pris du congé pour y échapper, mais je suis vite revenu dans le service quand mes collègue m'ont appris que l'état de ma comateuse s'était subitement aggravé dès ma première nuit d'absence.
L'enfant au ventre de sa mère ne sait rien dire ni faire, mais dès que la naissance l'en sépare, il le sait. Quels cris d'horreur il pousse alors!
Oui, j'ai caressé tout ce corps, faute de savoir ce qui en elle était encore sensible et quels étaient les lieux où ma main était attendue. Nuit après nuit, nous avons cessé d'être homme et femme pour devenir des personnages d'un même tableau qui perdraient tout si un coup de ciseau les séparaient.
En mon âme et conscience, je n'ai jamais été cet infirmier indigne qui, à chaque garde, abuse du corps d'une jeune fille pour satisfaire ses fantasmes.
Tous mes collègues vous ont dit que je me comporte avec les femmes en homme normal, certains même ont parlé d'élégance. Rien dans mon passé ne traîne, qui pourrait être douteux.
Ainsi, ma compagne inanimée, devant la mort, a cessé d'être femme pour devenir La Femme, et j'ai fini par croire qu'elle était mienne.
Chaque nuit, je la lavai avec amour, la maquillai et changeai souvent sa coiffure. Je me souviens encore, après l'avoir parfumée, de l'avoir embrassée pudiquement sur les lèvres puis sur tout le corps.
J'étais homme, bien sûr, et je ne le cache pas, mais malheureusement bien plus, sinon je me serais moi aussi suicidé.
J'ai fini par être sûr que sans voix, sans regard et sans geste, elle s'abandonnait intérieurement à moi comme un enfant qui aime.
Vous savez, car je l'ai dit, qu'elle et moi sommes allés jusqu'au bout? L'irrémédiable, je l'ai fait.
J'entends encore les cris de la foule à ma sortie du tribunal après le premier jugement. Ces malheureux sauront-ils jamais combien notre amour peut dépasser paisiblement leur haine? Combien de ceux qui me huaient venaient-ils de violer très légalement leur femme, leur maîtresse?
La dernière nuit, oui j'ai pris cette jeune inconnue, monsieur le président, et rien ni personne ne m'obligeait à m'en accuser. Comme rien ni personne ne vous oblige à croire qu'elle a ouvert les yeux, que j'y ai vu une telle gratitude, une telle supplication, qu'après avoir mis hors circuit nos alertes, je l'ai débarrassée de ses tubes pour laisser dignement venir sa mort après l'amour.
Jugez moi selon votre conscience, mais sachez que dans la mienne ne sera jamais ni le crime ni le viol.
Je ne me situe pas au dessus des lois, monsieur le président, mais au delà. Entre ces machines, nous étions dans un monde qui vous est inconnu. Un ailleurs que je ne souhaite pas à votre propre fille. Elle ne trouverait pas sans doute un homme assez déraisonnable pour partager avec elle cet étrange amour, cette honte, et sans doute la prison.
Je crois avoir tout dit. Le reste sera pour l'autre monde où j'espère qu'elle m'attend pour m'aimer, en ce jour du Jugement où vous ne serez pas.

 
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