Victimes du devoir

(1952-1953)

de Eugène Ionesco (1909-1994)

A l’ouverture de Victimes du devoir, Ionesco fait dire à Choubert, le personnage principal de la pièce, une phrase souvent commentée par la critique : « Toutes les pièces qui ont été écrites, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, n’ont jamais été que policières ». L’action de Victimes du devoir montre que Ionesco utilise l’enquête policière comme une image de l’exploration de l’inconscient. L’action se noue en effet lorsqu’un policier, ayant accidentellement frappé à la porte de leur appartement, Choubert et son épouse Madeleine l’invitent à entrer. Le Policier explique qu’il est à la recherche d’un ancien locataire, un nommé Mallot. Il pose des questions de plus en plus pressantes à Choubert qui, faute de mémoire, ne sait le renseigner. Cet interrogatoire, qui devient brutal, et aussi une douloureuse introspection puisque le personnage qui y est soumis, tout en développant l’image d’une descente en lui-même, évoque des souvenirs d’enfant et d’étranges expériences. Claude Abastado écrit justement :
« […] le thème fondamental est la plongée dans le passé, la recherche d’une réalité psychique inconsciente. L’intrigue policière n’est donc pas simplement un prétexte ou une situation comique ; elle symbolise l’investigation psychologique. Il y a bien énigme : Mallot et les « histoires personnelles » de Choubert, c’est tout un. Le retour au passé constitue une enquête, et pour marquer ce qu’a de pénible l’analyse de la pensée inconsciente, l’interrogation devient interrogatoire. Car l’énigme véritable, c’est l’homme. »
Choubert n’a pas tort quand il fait remonter à l’Antiquité sa définition du théâtre. Œdipe-roi combinait déjà une structure policière et une investigation psychologique. L’énigme policière à résoudre était celle de l’identité du héros, dont la révélation provoquait le drame. L’œuvre exprimait si exemplairement un phénomène psychologique que Freud, quelque vingt siècles plus tard, l’utilisait pour confirmer une part de ses théories. Le dramaturge avait conscience de contribuer à la compréhension de l’énigme constituée par l’être humain : la réponse d’Œdipe au Sphinx l’indiquait clairement. Le dramaturge traditionnel descend en lui-même pour en ramener une anecdote – Œdipe tue son père et épouse sa mère – secrètement représentative d’une situation psychique – le complexe d’Œdipe. Ce qui est nouveau dans Victimes du devoir, c’est le caractère systématique de ce qui, auparavant, n’était qu’intuitivement perçu ou fragmentairement exprimé. Le dramaturge, voulant mettre en évidence le mécanisme de la création théâtrale, élimine l’anecdote et fait de la descente en soi-même, maintenant jouée par le personnage, le sujet de sa pièce. Si bien que lorsque Choubert, au milieu de sa laborieuse introspection, monte sur une estrade et se fait doublement acteur pour le Policier et Madeleine devenus spectateurs, cet épisode de théâtre dans le théâtre, loin d’interrompre l’action de la pièce, en révèle la portée. C’est Madeleine qui parle :
«  Ces places sont-elles bonnes ? Ce sont les meilleures ? Est-ce qu’on voit tout ? Est-ce qu’on entend bien ? Avez-vous des jumelles ?
Choubert est apparu en plein sur la petite scène, marchant à l’aveuglette.
LE POLICIER : C’est lui…
MADELIEN : Oh, il est impressionnant, il joue bien ! Il est vraiment aveugle ? »

La référence à la cécité présumée de Choubert rappelle celle d’Œdipe, prototype du héros d’une pièce à la fois antique et policière.
Choubert est un double du dramaturge qui projette sur la scène une part de lui-même. Le Policier qui mène l’enquête est aussi un double du dramaturge : représentant de la part active de Ionesco qui fait de l’autre moitié de lui-même l’objet de son étude. Aux deux tiers de la pièce, Choubert épuisé s’effondre dans une corbeille à papiers : il y est rejeté comme le brouillon d’un écrit quand sa substance est passée dans l’œuvre. Pour que l’enquête continue, il faut introduire un nouveau personnage ; Nicolas d’Eu intervient donc ; il tient auprès du Policier qui deviendra passif, le rôle de tortionnaire actif que celui-ci tenait auprès de Choubert. Une série s’étblit : Choubert, le Policier, Nicolas d’Eu. Le mécanisme par lequel le Policier extrayait de Choubert la vie qu’il contenait ayant été présenté dans ses détails, un long développement devient inutile : Nicolas d’Eu, sans explication, poignarde le Policier. Le fait que Nicolas passe un moment pour poète souligne sa parenté avec la part du dramaturge qui détruit, en la disséquant, l’aute moitié de lui-même utilisée dans le psychodrame. La série précédemment établie se prolonge bientôt d’un nouveau nom : Choubert, le Policier, Nicolas d’Eu, Ionesco. Nicolas laisse en effet sa place d’écrivain à Ionesco lorsqu’il déclare : « Nous avons Ionesco et Ionesco, cela suffit ! ». Il devient alors une victime en puissance : le despote Nicolas II qu’évoque son nom fut assassiné par les Bolcheviks. Celui qui manipule les personnages, les vide de leur substance pour en nourrir l’œuvre, c’est en dernier ressort l’écrivain.
Tous les personnages de la pièce sont les objets de l’enquête menée par le dramaturge : victime du devoir. Mais tous, même s’ils n’atteignent pas la fonction-limite de meurtrier, sont aussi doubles de la part active de l’écrivain s’interrogeant sur lui-même. Même, au début de la série, celui qui semble réduit au seul rôle de victime : Choubert, en invitant le Policier à entrer dans son appartement, fait de son futur persécuteur une force intérieure ; il exerce sur lui-même le rôle de bourreau. Ce qui explique que les personnages masculins, victimes du devoir, soient aussi, comme la part active de leur créateur, théoriciens du théâtre et qu’ils discourent sur sa nature : Choubert avec Madeleine puis le Policier à l’ouverture de la pièce, le Policier avec Nicolas d’Eu peu avant sa conclusion. L’analyse psychologique et les commentaires sur la création théâtrale sont inextricablement liés.
Le théâtre étant investigation psychologique, la recherche de soi est représentée dans Victimes du devoir sous la forme d’une enquête policière. Le Policier qui persécute Choubert et le force à l’introspection est à la recherche de Mallot. La descente de Choubert dans les profondeurs de soi est ponctuée par les ordres du Policier : « Cherche Mallot. Descends. » La recherche de Mallot se confond avec delle de l’inconscient.
Faute de mémoire, Choubert a du mal à répondre aux questions du Policier ; celui-ci l’interroge :
« Vous avez donc connu Mallot ?
Il a prononcé cette phrase en levant les yeux d’abord sur Madeleine, puis sur Choubert qu’il fixe plus longuement.
CHOUBERT, un peu intrigué : Non. Je ne les ai pas connus.
LE POLICIER : Alors comment savez-vous que leur nom prend un t à la fin !
CHOUBERT, très surpris : Ah, oui, c’est juste… Comment je le sais ? Comment je le sais ?... Comment je le sais ?... Je ne sais pas comment je le sais ! »

Le Policier, jeune homme timide et fort poli quand il est entré, se fait dur. Il présente une photo de Mallot à Choubert et le harcèle de questions. Choubert s’évertue à trouver des réponses :
« Mais quand ai-je bien pu faire sa connaissance ?... Quand est-ce que je l’ai vu la première fois ? Quand l’ai-je vu la dernière fois ? […] Où était-ce ? Où ?... où ?... Dans le jardin ?... La maison de mon enfance ?... L’école ?... Au régiment ? »
Les efforts de Choubert traduisent ses difficultés à accéder au niveau inconscient de sa personnalité. Cet accès est difficile ; il est aussi douloureux puisque les méthodes du Policier, qui peu après tutoie Choubert, l’insulte et tape du poing sur la table, deviennent brutales. Cependant Choubert a amorcé une descente en lui-même ; Madeleine et le Policier l’encouragent :
« LE POLICIER, à Choubert : Tu dois descendre encore.
MADELEINE, à Choubert : Descends, mon amour, descends… descends… descends… »

Choubert se débat bientôt dans la boue : boue d’un passé obscur, boue des émotions liées à ce passé. Madeleine exhorte son mari :
« Tu laisses encore voir tes cheveux… Descends donc. Etends les bras dans la boue, défais tes doigts, nage dans l’épaisseur, atteins Mallot, à tout prix… Descends… descends… »

Dans les profondeurs de l’inconscient, Choubert retrouve un épisode de sa petite enfance : une violente querelle de ses parents. Après un échange de reproches et de menaces, la mère, représentée sur scène par Madeleine, « sort un petit flacon de son corsage, le porte à ses lèvres » avec l’intention de se suicider ; le père, représenté sur scène par le Policier, tente d’abord de l’arrêter puis, se ravisant, il la force à boire. Choubert, redevenu l’enfant impuissant qu’il fut un jour, assiste à la scène « sans dire un mot » ; sa peine s’exprime par un geste – il se tord les mains –, un balbutiement : « Père, mère, père, mère… », et un cri. Les épisodes suivants ne sont pas moins chargés d’émotions. Le premier évoque la tristesse de sa mère et ses paroles de conciliation au moment où l’enfant doit la quitter pour rejoindre son père. Le second est une tentative de dialogue avec le père. Choubert y admet que son attitude envers son père a été motivée par son désir de venger sa mère. Le père, toujours représenté par le Policier promu maintenant au rang d’Inspecteur principal, parle de la joie débordante que lui a apportée la naissance de l’enfant : « J’avais pardonné au monde, pour l’amour de toi. Tout était sauvé puisque rien ne pouvait plus rayer de l’existence universelle le fait de ta naissance ». Choubert, incapable de se libérer du mépris que son père lui a longtemps inspiré, n’entend pas la longue déclaration d’amour de ce dernier ; il ponctue cette déclaration de phrases de regret : « Je ne saurai donc jamais ».
La descente de Choubert est associée à la sexualité. En effet Madeleine, au cours de la scène correspondante, « laisse tomber sa vieille robe et apparaît dans une robe décolletée ; elle est une autre, sa voix aussi a changé ; elle est devenue tendre et mélodieuse ». Ce qui suit est une scène érotique au cours de laquelle Madeleine enlace son époux « d’une façon langoureuse, presque obscène », « l’oblige à fléchir les genoux » pour descendre des marches imaginaires et l’attire sur le canapé ; diverses allusions sexuelles émaillent ses propos : « Enfonce-toi, mon chéri […] Enfonce-toi, chéri, dans l’épaisseur ». « Aussi la bouche. (Choubert pousse des grognements étouffés.) Allons, enfouis-toi… plus bas, plus bas, toujours… ». Le monde des émotions dans lequel Choubert s’enfonce est aussi le monde de la chair. La boue apparaît pour la première fois au cours de cette scène : « Je marche dans la boue. Elle colle à mes semelles… Comme mes pieds sont lourds ! ». La critique en  conclu que la boue symbolisait la souillure souvent liée à la sexualité. Ce qui est exact mais, à mon sens, limité. La boue est associée, non pas à la sexualité en particulier, mais aux émotions en général. La descente de Choubert est, certes, un acte sexuel symbolique. Cetaines descriptions de ses efforts pour s’enfoncer « au fond des eaux » (219) évoquent même un retour au sein maternel ; Madeleine l’encourage avec des mots qui pourraient s’appliquer à un tel retour aussi bien qu’ils s’appliquent à une naissance : « Baisse davantage ton front, mon amour !... Descends […] Chéri… Plonge ton oreille ! […] Tu laisses encore voir tes cheveux… ». Mais le symbolisme sexuel et le symbolisme maternel se fondent en une expérience globale qui est la pénible récupération d’émotions précédemment réprimées. C’est cet aspect que Choubert souligne quand l’expérience de la descente devient une scène de théâtre dans le théâtre :
«… Une joie… de la douleur… un déchirement… un apaisement… De la plénitude… Du vide… Un espoir désespéré. Je me sens fort, je me sens faible, je me sens mal, je me sens bien, mais je sens, surtout, je me sens, encore, je me sens… »
Choubert revit des épisodes de son passé enfantin si douloureux que, afin de ne point en souffrir, il avait réprimé – car il est impossible de sélectionner, pour les réprimer, les seules émotions négatives – toutes ses émotions. En cherchant Mallot, il libère pêle-mêle joie et douleur et peut insister sur le plaisir qu’il éprouve à se sentir à nouveau.
Mallot est symbolique de l’inconscient ; son nom sert de support aux projections de Choubert ; ces projections pouvant varier, le nom peut changer : « On l’appelle aussi Marius, Marin, Lougastec, Perpignan. Machecroche… ». Sur la photographie de Mallot s’étale une plaque portant un numéro de cinq chiffres ; comme l’inconscient réprimé, Mallot est un prisonnier. Les efforts de Choubert visent à le libérer ; Si l’on en croit les injonctions du Policier au moment où la descente s’achève, la quête de Choubert reste infructueuse : « Choubert, Choubert, Choubert. Comprends-moi bien, il faut retrouver Mallot […] Ce n’est pas si difficile que ça, il suffit de te rappeler ». La descente ayant échoué, une nouvelle stratégie se dessine : celle du parcours horizontal. Choubert se lance dans une recherche à la surface de souvenirs inexistants et nomme, pendant ce parcours imaginaire, diverses villes de France et d’ailleurs. L’image du parcours horizontal n’est pas dévelopée dans Victimes du devoir. Une troisième image vient remplacer celle de la descente et continuer le mouvement de la pièce : l’ascension. L’ascension de Choubert a été juste à titre décrite par la critique comme une extase mystique. Choubert laisse derrière lui la matière – « il n’y a plus de sources… Il n’y a plus de traces… Il n’y a plus d’écho » – pour flotter dans un monde spiritualisé. Il croit ainsi échapper aux pulsions – à la boue de l’inconscient dans laquelle il s’enlisait –, triompher de son corps et du temps puisqu’il n’a plus peur de mourir, et conquérir le monde pur de la lumière : « Je passe à travers tout. Les formes ont disparu. Je monte… Je monte… Une lumière qui ruisselle… Je monte… ». Il est même sur le point de s’envoler : « Je suis lumière ! Je vole ! » (236). En fait, il retombe brutalement et va bientôt se comporter comme « un enfant en bas âge », pendant que le Policier tortionnaire le gavera de pain. L’enfant est celui qui n’a pas encore appris à contrôler sa conduite instinctive ; l’infantilisme de Choubert est donc le triomphe des pulsions.

Gisèle Féal, Ionesco. Un théâtre onirique, Paris, Editions Imago, 2001, (extrait)

Revue d'Etudes Française n°12 (2007)
Nouveau et ancien théâtre
/ Judit Lukovszki

Proposition scénographique & éléments de décor,
par
Isabelle Soavi
/ Atelier du Grand Roque 2011

 
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