Nicoleta Esinencu

(1978-

 

née à Chisinau, en République de Moldavie - Roumanie

 

Des études à l’Université d’Etat des Arts de Moldavie, spécialité dramaturgie et scénarii de films. Secrétaire littéraire au théâtre « Eugène Ionesco » de Chisinau, membre de la Société des Auteurs dramatiques de la République de Moldavie. Titulaire d’une bourse d’études à Stuttgart où elle écrit Fuck you Eu.ro.pa ! en 2003 et Sans sucre (Zuckerfrei) en 2005. Elle est invitée en résidence d’auteur en 2006 au Centre International d’Accueil et d’Echanges des Récollets.

Le texte de Fuck you Eu.ro.pa ! a été joué jusqu’à maintenant à Berlin, Moscou, Chisinau, Bucarest, Cluj et à plusieurs manifestations internationales dont la Biennale d’art contemporain de Venise, en 2005. Son dernier texte, Dromomania (Fernweh) a été sélectionné pour participer à la Troisième édition du Festival de Théâtre Européen, « La nouvelle Europe : en attendant les barbares ? », qui s’est déroulé du 4 au 17 avril 2006 à Düsseldorf, en Allemagne.

D’autres titres : Comment écrire une pièce de théâtre (en roumain, inédit), Le Septième Kafana (co-auteurs : Dumitru Crudu et Mihai Fusu), traduit en français par Danny Aude Rossel, Espace d’un Instant, Paris, 2004.

Fuck you, Eu.ro.Pa. ! (2003-2006)
"Papa, il faut que je te dise quelque chose". Il ne s’agit pas d’une lettre d’adieu ou d’un message... On comprendra vite qu’il s’agit surtout d’un récapitulatif rapide, réduit à quelques traits d’un humour noir et sans ménagements sur sa propre famille – le père souvent ivre, la grande mère "une communiste ukrainienne grosse et stupide", une mère muette et soumise – et en fin de compte, étendu à un état de choses beaucoup plus large. La fille, elle-même, ne s’épargne pas non plus. Les détails sont toujours pointus, exacts, prêts à détruire toute illusion ou décor idyllique. On commence par les souvenirs d'enfance, avec l'école et les clichés de l'éducation soviétique. Dans la petite ville de son adolescence où la fille se promène avec son copain, qui mange ses beignets en cachette, on marche dans la blancheur immaculée de la neige fraîchement tombée, mais on finit vite par patauger dans la gadoue glissante. Tout a la couleur, l'odeur de la merde, dit crûment la jeune fille et soudain dans ce quotidien pénible semble se dresser le profil d'une Europe de l'abondance, du bonheur repu et général.
La pièce, d’une vingtaine de pages, est un monologue pour une jeune femme, d’une écriture nerveuse, rythmée, aux phrases courtes, souvent agressives. Comme le signe d’exclamation du titre le laisse entendre, il s’agit d’abord d’un cri, mais qui, derrière le geste profondément provocateur, laisse deviner les raisons profondes d’une révolte et d’une amertume bien motivées.
Sans être un texte autobiographique il s’agit surtout d’un vécu commun à toute une génération, en tout cas la trajectoire du personnage semble bien se superposer à la destinée et aux espoirs déçus d’une certaine jeunesse, à laquelle Nicoleta Esinencu, née en 1978, appartient.
Pourquoi crie-t-on, pourquoi sent-on le désir d’insulter, de piétiner ce qui autrefois brillait comme un rêve lumineux dans la misère du quotidien, cette Europe si inaccessible dans le lointain ? Car, on ne peut pas faire abstraction ni des données historiques ou politiques du "terreau" qui fit naître cette écriture – la Moldavie, petit état de langue roumaine, devenu indépendant après le démembrement de l’ex-Union soviétique – ni des destinées chavirées de cette jeunesse en fragile équilibre entre deux mondes.
Une société post-communiste, écrasée par la misère, où les traces et les souvenirs de l’ancien régime n’ont pas encore disparu et où les promesses d’un bien-être matériel se font encore attendre. Si le mur est tombé et avec lui les remparts de l’ancien régime, les êtres humains qui vivaient derrière n’en sont pas sortis indemnes.
L’écriture de Nicoleta Esinencu, forte et très personnelle, s’inscrit cependant dans un véritable courant de génération, très manifeste en Europe de l’Est ces dernières années. Il s’agit d’une génération d’auteurs de moins de 30 ans qui n’ont pas connu l’ancien régime communiste et les difficultés d’écrire pendant les années de plomb, les ruses et les stratégies pour contourner la censure.
En Roumanie en particulier, des jeunes comme Gianina Carbunariu, Peca Stefan, Andrea Valean, ou Nicoleta Esinencu en Moldavie, n’ont plus besoin de dissimuler ce qu’ils ont à dire, plus besoin de se cacher derrière un masque antique, d’élaborer des compliqués « sous-textes » et des messages cachés. Ils peuvent dire tout, haut et clairement, parfois pour le plaisir de provoquer, de s’affirmer « autres » tout simplement. Ainsi, le ton est souvent violent, imprudent ou impudique, sans aucun compromis. Mais en dehors de ces traits stylistiques communs, il ne faut pas oublier l’essentiel. Les raisons de la colère ou de la révolte, parfois désordonnées, sont presque partout les mêmes : la désillusion, le refus de la société de consommation mais aussi des anciennes idéologies, la recherche de nouveaux repères. Voilà pourquoi les pièces de Nicoleta Esinencu me semblent exemplaires, nécessaires, car renforcées et représentatives par toute une génération.
Mirella Patureau

L'épure comme mise en jeu
La première direction imposée par le texte consiste au rejet de toute convention théâtrale. La tentation est souvent bien grande de céder à la théâtralité pour rendre la langue moins complexe et davantage cohérente. En ce qui nous concerne céder à cette facilité arbitraire serait faire une lecture bien simpliste et voire erronée de Fuck you, Eu.ro.Pa. ! Il s'agit pour nous de construire notre parti pris de mise en scène à partir des traits fondamentaux de l'écriture. La fragmentation, la discontinuité, la concision et la brutalité. Et d'en trouver ainsi les solutions scéniques les plus fidèles et les mieux adaptées. Rien n'est dissimulé. Tout mécanisme est à vu. Seul un jeu simple, épuré, sans incarnation ou représentation du personnage nous importe. Le spectateur assiste en direct à la réalisation de ce spectacle-performance.

Paroles d'image
Le monologue est écrit tel un trajet de la pensée discontinu et donc évolutif. C’est sur cette idée fondamentale que nous avons construit notre projet. Un monologue intérieur sous les traits d’un dialogue imaginaire avec le défunt qui s'inscrit dans l'espace sans une unité de temps avec un fil conducteur parfois presque oublié. Il s’agit aussi d’un trajet concret et circulaire. D’Ici, de chez soi, un pays éloigné du monde civilisé à Là-bas, quelque part en Europe de l'Ouest. Et inversement. L'action coïncide avec le départ du personnage de son pays natal et se clôt par son retour pour l’enterrement de son père. Pendant tout ce laps de temps, le dialogue avec le père évolue. Tout le chemin parcouru par le personnage à travers l’Europe est intensifié par des projections vidéo qui représentent son univers mental. La caméra la poursuit et l'épie sans cesse. Il n'y a aucun répit. L'actrice-performeur réalise en direct le doublage des images projetées permettant au spectateur d’entrer dans son champ intérieur.

La note du metteur en scène Dag Jeanneret.
Comment raconter dans l’urgence et le désordre des sentiments son pays natal, la Moldavie, soudainement indépendant, bouleversé parce qu’ailleurs quelque chose s’est écroulé !
La fracture profonde du passage d’un monde à l’autre. Et puis en vrac dans le corps et la mémoire, mais toujours à fleur de peau, comment raconter le souvenir brûlant de l’ancienne vie sous la chape soviétique, la faim qui tenaille le ventre, les héros romantiques de la geste communiste, la neige bienfaitrice qui recouvre la boue et la misère du pays, la guerre soudaine aux frontières toujours mouvantes du nouveau pays, l’adolescence pleine du rêve sublimé de l’Europe, la nouvelle vie absurde et obscène à l’Ouest, le risible de tous ces simulacres, le goût du poivron lorsqu’on est loin du pays, la rage face à ce nouvel ordre du monde sans mémoire et sans affect, l’avenir qui n’est plus radieux nulle part, ici ou là-bas... Quel pays ? Quelle nationalité ? Quelle culture ? Quels aînés, quelle place, quelle mémoire et quel avenir ?
… Dans cette lettre au père, Nicoleta Esinencu jette toutes ses forces, violemment, avec une ironie cinglante et un humour désespéré…

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