Evguéni Grichkovets

(1967-

né à Kemerovo (Sibérie Occidentale)

Après son service militaire dans la marine, il fait des études de philologie russe à l’université de Kouzbass. C’est dans cette ville, loin de Moscou, qu’en marge de ses études, il crée, avec quelques amis, une compagnie de théâtre au sein de l’Université. Une véritable école sur le tas, où il se dégourdit comme acteur et écrivain. Il monte avec cette compagnie plus de vingt créations collectives à partir d’improvisations. Il est à la fois dramaturge, metteur en scène de théâtre, acteur et détenteur du record Guiness pour le rôle le plus long dans un spectacle avec un seul acteur.

Résidant à Kaliningrad, il prend part à de nombreux festivals théâtraux et dirige le théâtre indépendant Loja (Loge) qui monte neuf spectacles d’après ses textes. Grichkovets est la locomotive d’un train d’auteurs, de metteurs en scène et d’acteurs qui, d’un wagon à l’autre, façonne l’image disparate d’un théâtre russe.
En 1998, il crée et joue Comment j’ai mangé du chien qui remporte un grand succès à Moscou au Festival de théâtre international NET.

Cette pièce de théâtre traite du passage délicat de l'adolescence à l'âge adulte, ce moment particulier de la vie où le regard des autres sur soi change, où les repères se modifient. Le héros de la pièce se souvient de son service militaire, moment crucial de sa vie où tout a basculé et où il a perdu définitivement la trace de son enfance. C'est un homme qui raconte sa propre disparition.
La pièce Comment j'ai mangé du chien raconte en une heure le service national de l'auteur, qui a été matelot sur une île russe pendant trois ans. Le spectateur est séduit par l'extrême précision, concision, avec laquelle il dépeint un personnage hésitant, maladroit : en peu de mots et de gestes tout est dit.
Grichkovets met également ses mots au service de petits faits dérisoires, d'impressions qui hantent bel et bien mais qu'on ne se formule pas, vague honte ou manque de temps : les levers d'enfance dans l'aube glacée, l'attente vaine d'un cadeau d'anniversaire à son goût...
Rendre compte du quotidien de ceux dont on parle mais qu'on ne connaît pas : ces militaires dont on relate seulement le suicide dans les journaux, ces habitants des contrées perdues de Sibérie dont on sait seulement que la vie est "effroyable". Parce qu'on s'identifie à son personnage, que son art en extériorise la vie intérieure, Grichkovets nous relie à eux, nous les fait exister, leur donne une chair. Comment j'ai mangé du chien, tout en nous faisant rire, n'évacue pas le tragique. On n'est pas simplement attendri. Grichkovets n'évacue pas le traumatisme du service militaire, de ses camarades : ceux qui ne s'en remettent pas et sombrent

En 2000, il présente dans ce même festival sa nouvelle pièce En même temps.
En 2000 également, le jury du Masque d’Or lui attribue le prix d’innovation et le jury des critiques le prix pour la saison théâtrale.
En janvier 2002, il crée La Ville au théâtre " Studio Tabakov " à Moscou, et en décembre 2001 a lieu la première des Cuirassés dans le club branché moscovite "Ogorod", un projet théâtral à nouveau bien loin de ce que l’on considère habituellement comme du théâtre en Russie.
Après un passage au Théâtre d’Art de Moscou, Grichkovets entreprend plusieurs tournées qui le conduisent notamment en France où il joue Comment j'ai mangé du chien et En Même temps au festival Passages en mai 2001. Ce dernier spectacle est à l’affiche du Festival East Goes West à Londres en juillet 2000.
Il se produit souvent en Allemagne, et présente notamment son travail lors d'une semaine consacrée aux nouvelles écritures à la Schaubühne en décembre 2001. Il travaille aussi avec la Lettonie, où il crée en octobre 2001 son spectacle Po Po (traduire Sur Poe) avec des acteurs lettons.


Les textes d'Evguéni Grichkovets sont aujourd'hui montés par d'autres metteurs en scène en Russie comme en Europe. Oeuvres traduites :

  • La Chemise, roman, trad. Joëlle Roche-Parvenov, éd. Actes Sud, 2007
  • Planète, trad. Arnaud Le Glanic, éd. Les Solitaires intempestifs, 2004
  • La Ville, trad. Arnaud Le Glanic, éd. Les Solitaires intempestifs, 2004
  • En même temps, trad. Arnaud Le Glanic, éd. Les Solitaires intempestifs, 2003
  • Comment j’ai mangé du chien, trad. Arnaud Le Glanic, éd. Les Solitaires intempestifs, 2002
    Dans la pièce Comment j’ai mangé du chien, Evguéni Grichkovets raconte ses années de service dans la Marine du Pacifique. Pourtant d’emblée, Grichkovets précise : "Je raconte une partie de ma biographie, mais je vais sortir un moment pour enlever mes chaussures, changer de tee-shirt, et quand je reviendrai, je serai simplement le personnage. Moi, je n'arrête pas de me poser des questions sur les rapports entre moi et mon personnage, mais ça me regarde. Pour vous, il doit être clair, que revenu, je serai seulement le personnage, même si je n'ai laissé personne en coulisses." Et le ton, léger et familier, confère au récit son caractère universel, faisant de cette expérience singulière traumatisante une histoire tantôt drôle, tantôt pathétique, une histoire édifiante et exemplaire.
  • Hiver, trad. Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, éd. Les Solitaires intempestifs, 2001

Dreadnoughts
Les dreadnoughts sont les plus gros navires de guerre ayant jamais navigué. Grichkovets découvre un livre sur ces bateaux mis au point en 1906, et voilà comment naît son spectacle. Habillé comme un amiral anglais aux chaussures bien astiquées, sirotant un verre de vin dans un club, Grichkovets évoque le quotidien à bord de ces chefs-d’oeuvre de l’art militaire, où chaque soldat, avec sa trivialité et sa soif d’idéal, en bon petit maillon de la grande chaîne, s’applique consciencieusement à bien faire, avant de périr déchiqueté par une torpille. Et pourtant, si les hommes font la guerre, c’est qu’ils y trouvent de secrètes satisfactions, n’est-ce pas ? Tel, par exemple le prestige qui leur dégouline dessus quand ils reviennent au port… Ce spectacle est, avec toute la douce ironie de l’auteur, spécialement adressé aux femmes afin qu’elles comprennent mieux ce qui pousse les hommes à partir à la boucherie.

Comment concevez-vous la représentation théâtrale ?
Quand j’ai commencé à jouer dans un théâtre normal, le public a d’abord été le public habituel de ce théâtre et j’ai très vite compris que je n’avais aucune chance de traverser ce public-là pour atteindre le mien. C’est alors que j’ai demandé à jouer mes spectacles à 21 h 30. Pour que les jeunes viennent me voir, eux qui ne sortent pas à sept heures du soir comme c’est la tradition. Car voir un spectacle à 21 h 30, c’est presque comme se rendre à un club. En hiver, je joue aussi mes spectacles le samedi et le dimanche à quatre heures de l’après-midi. Donc à un moment de congé. Pour que les spectateurs viennent au théâtre sans se presser et n’engagent pas pour autant leur soirée. Autant d’entorses à la tradition — des idées simples pourtant — que j’ai réalisées presque sans m’en apercevoir.
Je ne crée pas mes spectacles dans le théâtre où je les joue. Pour que tout le monde comprenne qu’ils ne sont pas les spectacles de ce théâtre, mais mes spectacles. Et puis il y a aussi Dreadnoughts que je joue dans un club de nuit le lundi, le soir où il n’y a pas de musique. On dispose des chaises en carré. Ce qui me plaît le plus dans ce club : l’énorme fenêtre derrière moi — genre quatre mètres — qui me permet de jouer sur fond de Moscou. J’y mentionne comme scénographes un certain nombre d’architectes dont on voit le travail dans mon dos. J’autorise aussi le public à fumer pendant le spectacle et ce que j’aime beaucoup, c’est que, dans les moments particulièrement tendus, je commence à entendre le bruit des briquets. Et puis parfois les gens n’y tiennent plus et vont au bar prendre un peu de Cognac. Les barmen, qui adorent le spectacle, interdisent qu’on fasse du bruit et tout le service se fait dans un grand silence.
C’est comme ça que vit mon théâtre.
Autre chose : je rencontre souvent mon public dans le métro. Il m’interroge :
« Ah, mais vous prenez le métro ? » Et je leur réponds : « Eh oui, figurez-vous que je vais au spectacle. » Pour les gens, c’est un choc. Nous prenons le même métro, le même wagon, pour nous rendre au même spectacle.
Mais ceci-dit je n’habite pas Moscou.
J’aime Moscou, cette ville où convergent tous les possibles, la ville la plus avide de ce qui se trouve hors de ses limites et où tout se concentre. C’est très bizarre, il semble toujours que Moscou soit en train d’attendre quelque chose.

Pourquoi avez-vous choisi d’habiter Kaliningrad ?
À Kaliningrad, il y a la mer. Et puis je suis habitué à vivre dans une petite ville. Et puis Kaliningrad ce n’est pas tout à fait la Russie et ce n’est pas encore l’Europe. Et puis j’ai déjà dit que c’était la ville dans laquelle tout le monde était venu. C’est donc très facile d’y vivre. Il n’y a rien de particulier à cela. Parce que si tu arrives dans une vieille ville de la Russie centrale d’où jamais personne n’est parti et personne n’est venu : tu y seras toujours un étranger, toute ta vie.
Moscou au contraire est une ville très ouverte. Elle vous accueille pleine de joie, vous suce le jus et vous jette aussi vite qu’elle vous a adorés.
À Moscou, il faut avoir une sensation très claire de ses propres limites et interdire à quiconque de les franchir. C’est assez difficile. C’est pourquoi je ne peux pas y être tout le temps. Mais c’est à Moscou que se trouve le public qui m’aime et donc je ne peux rien dire de mal sur Moscou. Il y a là beaucoup de gens qui m’attendent.
Résumons : Kaliningrad, c’est la ville où j’habite ; Moscou la ville où je n’habite pas et où je fais tout. Et c’est pour ça que j’arrive à aimer ces deux villes.

Donc vous écrivez dans le train.
Non. En général j’écris peu. Peu dans le temps, très vite et je ne corrige presque jamais. Mais chaque texte me prend plus d’un an de travail. Je n’ai même pas de journal intime. Si une idée me plaît, je ne la fixe pas. Si elle s’oublie, c’est qu’elle n’était pas si bonne.
Je ne crois pas aux écrivains qui voyagent avec leur journal intime ; qui observent la vie. Parce que je dis toujours que les gens ne vivent pas pour que quelqu’un les observe.

Comment êtes-vous venu au théâtre ?
En fait, c’est très bizarre. Le théâtre est la dernière des activités qu’on puisse imaginer à Kemerovo, ma ville natale en Sibérie. Dans cette ville, il n’y a jamais eu et il n’y a pas de bon théâtre. Et beaucoup plus important encore, il n’y a pas d’atmosphère où puisse naître du théâtre, encore moins le théâtre que je peux faire, moi. C’est une petite ville — dans les proportions de la Russie —, une ville industrielle, et le problème essentiel de ce genre de ville de Sibérie, c’est que rien ne s’y accumule. Il n’y a aucun terreau pour que quelque chose puisse s’y accumuler. Dès qu’une personne acquiert la moindre importance culturelle, elle quitte aussitôt la ville. Or le théâtre doit se baser sur un lieu précis et sur une durée certaine. Et quand nous avons construit notre théâtre, la chose la plus terrible dont nous avions déjà conscience était qu’il ne vivrait pas dix ans. Néanmoins nous l’avons construit. Et maintenant il n’existe plus. Je ne sais pas comment cela se fait. Pour aucune raison précise, mais plutôt en dépit de nombreuses raisons.
Mon théâtre à Kemerovo comme ailleurs n’a jamais été un théâtre de protestation, ni social, un tant soit peu politique, encore moins bourgeois. J’ai simplement eu besoin de ce théâtre pour pouvoir vivre dans cette ville ; je me suis inventé un territoire où la vie m’était possible.

Le public est-il venu vous voir à Kemerovo ?
À ce moment-là je ne jouais pas ; je travaillais alors en tant que metteur en scène avec cinq acteurs. Quant au public, il s’est formé en l’espace de deux ans. Et le plus intéressant, c’est que ce public qui, à Kemerovo, n’avait pas vu d’autre théâtre supposait que ça c’était le théâtre normal, vu que c’était le premier théâtre qu’ils voyaient de leur vie. Et c’est pourquoi quand je rencontre des gens qui ont vu mes spectacles dans les années 90, puis d’autres spectacles, ils me disent que les mises en scène classiques leur paraissent très bizarres puisque depuis le début ils se sont habitués à regarder mes spectacles. C’est-à-dire que moi, pour les habitants de Kemerovo, je suis un classique.

« Je ne suis plus un nouveau sentimentaliste mais un romantique. Un néo-romantisme urbain, celui qui parle des villes à travers le prisme des gens, de ces petites fourmis qui y vivent. »
« Quand j’ai commencé ma période de théâtre moscovite, j’ai commencé par parler de mon enfance, de ma jeunesse, de mon adolescence et aujourd’hui je me rapproche de mon âge, mon théâtre me rattrape. J’ai complètement aboli la distance entre mon théâtre et moi-même. Depuis, je me sens en prise avec la réalité et je peux donc écrire sur les sentiments que j’éprouve : l’amour, la solitude et les doutes qui m’assaillent. »
Propos recueillis par Zoé Lin, le 9 décembre 2002 pour « L’Humanité ».

« Je connais bien le sentiment qui correspond à « j’existe ». Mais que signifie « je n’existe pas » ? C’est vrai que j’ai parfois le sentiment : « Il vaudrait mieux que je n’existe pas. » Ce sentiment apparaît par exemple le matin qui suit une fête, et c’est un sentiment assez fort. Mais ce n’est pas non plus de ça que je parle.
Non ! Je connais la joie qui vient de la sensation d’exister. Par exemple quand on est assis près d’un feu de bois… (…)
Quand le feu a pris toute cette obscurité et cette obscurité s’est rapprochée très près de toi, et là, dans les ténèbres de la forêt, tu sens la présence d’un loup. Et (…) tu te blottis contre le feu. Là-bas, dans le ciel, il y a les étoiles, et des étincelles du feu s’envolent vers les étoiles en suivant des trajectoires capricieuses, et, apparemment, les atteignent. Et venant semble-t-il des étoiles, des papillons de nuit volent jusqu’à toi. A cause de tout ça, une angoisse s’empare de toi, mais c’est une angoisse si… agréable.(…)
Parce que toute cette angoisse vient de ce que tu ressens de manière très aiguë que tu EXISTES et que tu es très petit. Tu es très petit mais tu existes ! Et ton petit feu est visible de l’autre côté de la rivière, il émet une lumière vive, et tu as ta propre température corporelle, qui est quand même plus élevée que celle qui t’environne, et beaucoup plus élevée que celle du cosmos. »
(Planète).

« La première chose qu’ils ont déterré, c’étaient ses pieds… avec les chaussures. Les chaussures étaient lacées avec des lacets en cuir. Et le noeud des lacets faisait des boucles…Des boucles. De longues boucles. J’ai vu le noeud fait il y a un peu plus de cinquante ans par un être humain vivant. Il avait fait ses lacets, et puis il était mort. Il les avait faits exactement comme moi je fais les miens. (…) Quand j’ai vu ces chaussures, j’ai simplement pour la première fois de ma vie rencontré un soldat allemand vivant, c’est-àdire un soldat de cette guerre-là. Et ma relation à la guerre est devenue encore plus compliquée. Beaucoup plus compliquée. » (En même temps)

« C’est tellement important, ressentir fortement quelque chose, ressentir… Pas une douleur…, parce que la douleur ça vient d’ici, c’est-à-dire quand on a mal, ça vient d’ici. (Il montre le schéma anatomique.) Je veux dire — RESSENTIR !… Pas un goût, ni même une joie…, mais une situation. Une situation ! Ressentir ce qui EXISTE » (En même temps)

« Et j’avais aussi envie de trouver ces femmes blessées, ou gelées, ou malades ou dans une situation horrible quelconque… et de les sauver, de les guérir, de les sortir de là. Et d’être récompensé de la manière la plus merveilleuse… Et je devinais déjà dans quelle direction, de quelle nature devait être cette récompense. Mais comment les choses se passaient dans la pratique, ça c’était pour moi le plus brûlant mystère. » (En même temps)

 

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