Evgueni Schwartz

(1896-1958)

né à Kazan

biographie

Après des études de droit à Moscou, entre à 20 ans à l'Atelier Théâtral de Rostov-sur-le-Don. Parallèlement, il s'intègre à des groupes littéraires, et participe au mouvement futuriste qui prône un théâtre contestataire. Il collabore avec des revues pour enfants, et de fait une grande partie de sa production littéraire est destinée au jeune public : il y revisite, dans des adaptations modernes, d'anciens contes de fées empruntés à la tradition orale, à Perrault, à Grimm ou à Andersen. Toujours conçus avec humour et dans une perspective éducative et civique, ses contes et petites pièces montrent la nécessité d'agir, de reconnaître le mal et de ne pas y céder, l’importance de la liberté de conscience.

Le théâtre pour adulte ne viendra que plus tard, dans les années 30, avec trois pièces majeures, trois farces politiques, à forte densité satirique et chaque fois traitées comme des allégories contemporaines : Le Roi nu écrite en 1933 et interdite avant même sa création, L'Ombre créée en 1940 au Théâtre de la Comédie de Leningrad, et surtout Le Dragon écrite entre 1942 et 1944. La pièce, représentée pour la première fois en 1944, l'année qui suit la bataille de Leningrad, est immédiatement interdite. Le propos résolument "anti-autoritaire", soutenu par une ambiguité savamment entretenue qui renvoie parfois dos à dos nazisme et stalinisme, exposa cette oeuvre à la censure jusqu'au début des années 60.

Ses deux dernières pièces, Un Miracle ordinaire et L'Histoire des deux jeunes Mariés, verront le jour à la fin des années cinquante.
Il meurt d'une grave maladie cardiaque.

Le Dragon

Le bien, le mal… et l’Homme

À la croisée de plusieurs genres théâtraux qu'il est crucial de faire cohabiter, Le Dragon est une pièce qui étonne constamment. D’une scène à l'autre, l’histoire se tisse au gré des interventions des personnages qui habitent le petit microcosme d’un village qui semble perdu, isolé à la fois dans le temps et dans l'espace. Notre guide, ici, se nomme Lancelot. Cet aventurier vagabond qui découvre la vie de cet endroit, ses habitants et ses lois. Son combat est celui, éternel, entre le Bien et le Mal.

Mais derrière la feinte simplicité de sa forme, Le Dragon n'est pas une pièce pour enfants, et si Schwartz utilise les codes du conte et s'amuse avec une symbolique manichéenne, il le fait avec esprit et profondeur, et surtout avec un humour redoutable.

Face à Lancelot et au Bien, le Mal prend dans la pièce plusieurs formes, dont la plus remarquable est bien sûr celle du Dragon lui-même. Comme Lancelot, c’est un personnage mythique, détaché des contingences humaines, issu de l'univers des légendes médiévales. Chez Schwartz, la bête a pris forme humaine, c'est un monstre intelligent, cynique, manipulateur, et même polymorphe.

Mais au delà de son univers merveilleux, Le Dragon se caractérise surtout par le foisonnement de personnages bien humains qui gravitent autour des personnages que l'on pourrait qualifier de "mythiques". Et ce n'est pas un hasard. Le véritable héros de cette pièce, c'est sans doute le peuple, tous ces habitants et artisans de la petite ville où se déroule l'action et qui semble vouée à voir se succéder les tyrannies. Limiter le propos du Dragon à une dénonciation convenue et consensuelle de la dictature et de l'oppression serait laisser de côté le véritable sujet, bien plus vaste et plus passionnant, sur lequel Schwartz porte un regard. Il s'agit ici de la responsabilité des citoyens eux-mêmes dans l'établissement et le maintien des régimes dictatoriaux et des oppressions politiques. Le discours final de Lancelot aux habitants qu’il a libérés est le point d’orgue de cette problématique : si l’allégorie du Mal (le Dragon) ne peut être combattue que par l'allégorie du Bien (Lancelot), le Mal incarné en revanche doit être combattu par l'Homme; à chacun de lutter contre le Dragon qui dort en lui et qui parfois s'éveille.

On touche ici à l’un des thèmes politiques qui, au regard de notre époque, est l’un des plus pertinents et des plus intéressants du Dragon : En faisant de Lancelot le champion aveugle d’une “démocratisation forcée”, Schwartz soulève avec beaucoup de finesse la question du droit d’ingérence, non pas de sa raison d’être ou de ses motivations (pures et honnêtes dans la pièce), mais de son application, et surtout de ses conséquences. Comment ne pas rapprocher le destin des habitants du village qu’il nous décrit de celui des dizaines de peuples  qu’à vouloir à tout prix libérer nos démocraties ont ensuite abandonnés aux griffes de tyrans plus sanguinaires encore que ceux qu’elles avaient chassés ? Comment savoir si certains de ceux qu’on libère aujourd’hui ne seront pas les oppresseurs de demain ?

La réponse de Schwartz tient en peu de mots : l’Homme, quand il ne l’a jamais connue, a besoin d’être éduqué à la liberté. Et prendre le temps de cet apprentissage est indispensable. La vraie démocratie ne peut s’instaurer qu’avec la liberté de conscience de chacun.

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