Émile Zola

(1840-1902)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

par Edouard Manet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’Emile Zola mourut, le 29 septembre 1902, Anatole France rendit hommage à celui qui avait accompli, en janvier 1898, un geste décisif dans la marche vers la réhabilitation de l’officier Alfred Dreyfus, accablé par l’iniquité. Il s’agit de l’article fameux publié dans L’Aurore de Clemenceau et que celui-ci titra, avec une belle efficacité, « J’accuse ». « Envions Zola, s’écria Anatole France ! Il a honoré sa patrie et le monde par un grand acte. Il fut un moment de la conscience humaine. » Il n’en serait pas moins injuste, et presque insupportable, que ce destin littéraire se réduisit à ce moment flamboyant. L’œuvre d’Emile Zola appelle toutes les relectures et il en est d’autres motifs par delà l’immortalité d’un geste magnifique que notre actualité réclame de considérer sans les laisser occulter par l’éclat de ce courage. Zola a jeté sur le capitalisme de son temps, sur ses énergies et sur ses dévergondages une lumière d’une densité sans pareille et dont l’actualité est par moments saisissante.

La vérité en marche

O jeunesse, jeunesse ! je t’en supplie, songe à la grande besogne qui t’attend. Tu es l’ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d’équité, posés par le siècle finissant. Nous, les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre enquête, beaucoup de contradictions et d’obscurités peut-être, mais à coup sûr l’effort le plus passionné que jamais siècle ait fait vers la lumière, les documents les plus honnêtes et les plus solides, les fondements mêmes de ce vaste édifice de la science que tu dois continuer à bâtir pour ton honneur et pour ton bonheur. Et nous ne te demandons que d’être encore plus généreuse, plus libre d’esprit, de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton effort mis en entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de joie, sous l’éclatant soleil. Et nous te céderons fraternellement la place, heureux de disparaître et de nous reposer de notre part de tâche accomplie, dans le bon sommeil de la mort, si nous savons que tu nous continues et que tu réalises nos rêves.
Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la  botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné, sans croire insulter les juges. N’est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les gardes-chiourme restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?
- Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !

1901

Son article - ce coup de maître qui permit la victoire dans la partie d'échecs de l'Affaire Dreyfus -, qui l'expose à un procès en diffamation, constitue un « gambit » : il fait un sacrifice – sa possible condamnation –, pour gagner plus gros – faire éclater l'Affaire au grand jour et démonter le complot de l’État-major.
         Rappelons brièvement les faits : Dreyfus avait été condamné devant un tribunal militaire pour trahison sur de fausses preuves confectionnées par l'armée et envoyé au bagne. Son frère lance alors une contre-enquête qui démasque le coupable : le colonel Esterházy. Celui-ci, couvert par sa hiérarchie, demande à être jugé pour couper court à la polémique. Mais ce nouveau procès militaire, si manifestement truqué, ne parvient pas à éteindre la polémique. Si d'un côté des émeutes antidreyfusardes explosent, de l'autre côté les dreyfusards, scandalisés, adoptent une stratégie plus offensive.

Un « gambit » politique

  Dès l'acquittement d'Esterházy, Zola, alors au faîte de sa gloire, publie dans L'Aurore son “J'accuse” : une tribune fougueuse réunissant l'ensemble des critiques des dreyfusards contre les deux procès. Dans ce nouvel article sur l'Affaire, Zola change de stratégie. Cette fois le titre sera comme un cri, et le réquisitoire fera toute la une du journal, qui se transformera en affiche. Il y accuse nommément l'ensemble des responsables militaires et politiques du complot. Les ventes sont multipliées par 10, atteignant 300 000 exemplaires. L'opération s'appuie sur l'immense renommée de Zola1. Le texte est une charge méthodique et implacable qui retrace la chaîne des machinations, au point qu'on parlera à son sujet de « blitzkrieg du verbe »2. Et l'écrivain termine ainsi sa lettre : “En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose. (...) Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. (...) Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.
         En langage échiquéen, l'effet de ce sacrifice est un Zugzwang. La provocation et l'impact du texte sont tels que l’État-major ne peut rester silencieux. Mais s'il attaque Zola il lui offre une tribune. Or il ne peut l'attaquer que devant la Cour d'assises, pour diffamation. C'est ainsi que les dreyfusards parviennent à extraire l'affaire des mains des juges militaires aux juges civils, qui lui sont moins soumis. Habile, l'armée n'attaque Dreyfus que sur un point – le plus difficile à prouver : le fait que le Conseil de guerre a libéré Esterházy sur ordre – mais par là il reconnaît implicitement la solidité des accusations relayées par Zola. Et surtout, les dreyfusards obtiennent la tribune judiciaire espérée.

         Transformer le tribunal en tribune

         La stratégie de Zola à son procès, emmenée par maître Labori, est résolument offensive. Elle vise à donner à l'Affaire la démesure de son injustice. Ils citent près de deux cent témoins dont beaucoup d'officiers, contraints de se présenter pour ne pas commettre par leur absence un nouvel aveu. La défense fait publier les fausses « preuves accablantes » dans la presse et présente le témoignage de certains officiers sur l'organisation du complot. La Cour d'assises jongle sans cesse avec le droit pour que le procès ne traite que de cette diffamation sur le Conseil de guerre. Alors que Me Labori profite de chaque témoin pour révéler les machinations de l'armée, le président de la Cour le coupe avec un refrain resté célèbre : « la question ne sera pas posée ». Ce procès dont les débats sont publiés dans la presse est l'occasion de faire découvrir à l'opinion la réalité de l'Affaire.
         C'est alors que le Général Boisdeffre vient porter au jury populaire un ultimatum : l'acquittement de Zola entraînerait la démission de l’État-major. La foule nationaliste se masse devant le palais de justice. Le 23 février 1898 Zola est condamné à la peine maximale : 1 an de prison et 3000 Francs d'amende. Il devra s'exiler en Angleterre.

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« Ceci couvrira cela », E. Couturier, Le Sifflet, n° 19, 1898    

        Quand la défaite judiciaire est une victoire politique

        Si Zola a perdu le procès dans le tribunal, il l'a gagné à l'extérieur3. Il lui coûte l'exil, mais le prix est bien supérieur pour l’État-major et le gouvernement : ce procès est parvenu à donner à l'Affaire une dimension sociale et politique qu'elle n'avait pas. Les rangs des dreyfusards s'élargissent et se radicalisent en France et à l'étranger. Cette agitation est telle qu'elle pousse le gouvernement à reprendre l'enquête. Mais celle-ci, au lieu de convaincre l'opinion de la culpabilité de Dreyfus, révèle des faux et des irrégularités incontestables qu'on ne peut plus nier.
        La révision du procès s'impose. La Cour de cassation démontre l'inanité des preuves contre Dreyfus et, s'émancipant cette fois des pressions de l'armée et du gouvernement, casse finalement le jugement de 1894. C'est l'ouverture du deuxième Acte de l'Affaire.

Notes :

1« Je demande au général de Pellieux s'il n'y a pas différentes façons de servir la France ? On peut la servir par l'épée ou par la plume. M. le général de Pellieux a sans doute gagné de grandes victoires ! J'ai gagné les miennes. Par mes œuvres, la langue française a été portée dans le monde entier. J'ai mes victoires ! Je lègue à la postérité le nom du général de Pellieux et celui d'Émile Zola : elle choisira ! » Le procès Zola, compte-rendu sténographique, Tome 1, p. 268.
2H. Mitterand, Zola, vol. 3, p. 387.
3Zola a su transférer la lutte du terrain défavorable des Conseils de guerre, où Dreyfus était isolé, sur le champ de la Cour d'Assises, où il a pu isoler l'armée. Utilisant contre le barrage procédurier de la haute magistrature la force nouvelle de la presse, il a pu briser le front gouvernemental et arracher aux témoins militaires l'aveu qu'ils avaient utilisé contre Dreyfus un dossier secret fabriqué de toutes pièces.” J. Vergès, De la stratégie judiciaire, p. 174.

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