Claire-Hippolyte-Josèphe Léris de Latude

dite Mademoiselle La Clairon

(1713 - 1802)

 

La façon dont sa vocation dramatique lui fut révélée est piquante. Un jour, un dimanche, elle avait alors dix ans, sa mère l’avait enfermée, avec son catéchisme et son ouvrage de couture, dans la chambre la plus haute et la plus nue de la maison ; montée sur une chaise et le front appuyé contre une vitre, elle songeait aux pâquerettes des champs, aux passereaux des bois et aux enfants qui couraient après ces passereaux et cueillaient ces pâquerettes, lorsque en face d’elle, tout à coup, s’ouvrit toute grande une fenêtre et un spectacle nouveau pour elle, à coup sûr, étrange et charmant, lui apparut : c’était la célèbre Mme Dangeville qui prenait une leçon de danse.

« J’étais, écrit Mlle Clairon dans ses Mémoires, j’étais tout entière dans mes yeux ; je ne perdis pas un de ses mouvements. Elle était entourée de sa famille. La leçon finie, tout le monde l’applaudit et sa mère l’embrassa. Ce contraste de son sort avec le mien me pénétra d’une douleur profonde, mes larmes ne me permirent plus de rien voir. Je descendis de ma chaise, et quand mon cœur, moins palpitant, me permit d’y remonter, tout avait disparu. »

C’en était assez, et dès ce moment la révolte éclata au cœur de la pauvre enfant. Un soir enfin, secouant le joug maternel, fuyant les gronderies et les coups, elle sort pour jamais de la maison où elle est née et va frapper à la porte du théâtre de Rouen. Elle y est accueillie, et s’engage à danser, à jouer la comédie, à chanter, à faire de tout un peu. En un mot, elle est devenue petit « rat » de théâtre : bientôt elle en sera reine. Alors, Mlle Clairon avait treize ans ; elle était précoce.

De Rouen, la jeune échappée fut bientôt appelée à Lille, et de Lille à Gand, dans la troupe formée par le roi d’Angleterre. Ici se place une anecdote qui est trop amusante pour ne pas être racontée. Un général de l’armée ennemie, un haut seigneur anglais, s’étant épris d’amour pour elle, lui offrit sa main ; mais la petite comédienne, soit qu’elle eûtun vrai cœur de Française et de patriote, soit qu’elle sentît qu’elle était appelée à acquérir sur le théâtre un grand renom, déclina l’honneur qu’on voulait lui faire et répondit, non sans emphase : « Mylord, je ne m’appartiens pas, j’appartiens à mon pays. Je veux bien être aimée dans un palais, mais je veux toujours être aimée sur le théâtre. »

On dit que l’amant éconduit tenant par trop à sa conquête, et la faisant garder à vue, Mlle Clairon — qu’on allait bientôt surnommer Frétillon — fut obligée de se faire enlever pendant la nuit.

Cependant le nom de Mlle Clairon commençait à se répandre. Il parvint jusqu’à Paris et un beau jour elle reçut un ordre de début pour l’Opéra. Elle ne fit qu’y passer sous la figure de Vénus, dans un opéra.

Enfin, nous la rencontrons sur son vrai théâtre, à la Comédie-Française, dont elle va devenir l’héroïne, la gloire, et cela au grand étonnement et aux applaudissements de tous. Jusqu’alors, Mlle Clairon n’avait joué que les soubrettes et personne n’avait deviné qu’elle fût apte à interpréter d’autres rôles. Et elle avait la prétention d’interpréter Corneille et Racine. On riait, et déjà l’on apprêtait les sifflets, Mais, quand elle parut sur la scène, de toutes parts aussitôt l’enthousiasme éclata, et de toutes parts on lui jeta des fleurs.

Et ici, il est bon de remarquer ce que vaut, en art, la patience et l’obstination, ce que peut donner le travail. Mlle Clairon était née comédienne, soubrette, mais non tragédienne. Elle le devint par le travail, par l’art. Ce qui nous le prouverait sans conteste, si nous n’avions pas l’appréciation de ses contemporains, ce sont les nombreuses réflexions que l’on rencontre dans ses Mémoires sur l’art théâtral. Elle parvint à hausser sa petite taille et, de jolie qu’elle était, elle devint belle ; elle fut noble et fière, elle sut être dédaigneuse, indignée, héroïque.

Elle apprit tous les secrets de la scène elle apprit tout ce qu’on peut apprendre par l’étude. Dès son début, elle rejetait dans l’ombre toutes ses rivales. Elle fut proclamée la gloire du Théâtre-Français. « Mlle Clairon, écrit Bachaumont, est toujours l’héroïne ; elle n’est point annoncée qu’il n’y ait chambrée complète. Dès qu’elle apparaît, elle est applaudie à tout rompre. C’est l’ouvrage le plus fini de l’art ; c’est Melpomène arrangée par Phidias. »

Alors commence pour la jeune fille de l’humble couturière de Condé une vie dorée, folle, fiévreuse, charmante ; elle va, ne marchant que sur des fleurs et au milieu de l’adulation de tous ; c’est une reine, c’est une déesse. Le duc de Richelieu, l’écrivain Marmontel, le marquis de Ximénès, l’acteur Garrick, sont à ses pieds. Dans sa petite maison du Marais, qu’avaient habitée Racine et puis Adrienne Lecouvreur, et à sa table, Frétillon recevait tous les gentilshommes et toutes les gentilles femmes de l’intelligence. Avant tous, Voltaire, puis Diderot, Vanloo, Louis XV lui-même.

Jamais pareil éclat n’avait resplendi autour d’une comédienne. Ses admirateurs firent frapper des médailles d’après la gravure de son portrait et se décorèrent avec fierté de ce nouvel ordre. On raille souvent notre excès d’enthousiasme pour les gens de théâtre ; vous voyez que nos pères nous dépassaient dans ce genre de folie.

Mlle Clairon, à force d’être adorée, finit par se croire une divinité, et, à ce titre, pensa que tout lui était permis. Un jour, elle brava Mme de Pompadour en disant d’elle : « Elle doit sa royauté au hasard ; je dois la mienne au génie. » Un jour, elle organisa au théâtre une petite révolte pour éconduire une actrice nouvelle. Le parterre cria. Les ennemis de la Clairon — elle en avait ; on en a toujours — obtinrent son incarcération au Fort-l’Evêque. Là, tout Paris la suivit. « Mlle Clairon, écrit un journaliste de l’époque, convertit en triomphe une disgrâce qui devait l’humilier. Au Fort-l’Evêque, c’est une affluence prodigieuse de carrosses : elle y donne des soupers divins ; en un mot, elle y tient l’état le plus fastueux. »

Et cependant, à dater de ce jour, la fortune ne lui sourit plus. De ce jour, elle va, degré à degré, redescendre l’échelle d’or que nous l’avons vue gravir. Elle commence par voir sa fortune fort ébréchée dans les opérations financières de l’abbé Terray. Alors les amis s’éloignent : « Tant que tu seras heureux, dit le poète latin, tu auras beaucoup d’amis ; si le temps s’obscurcit pour toi, tu seras seul ». Cependant un ami des anciens jours — elle avait alors plus de cinquante ans et en avait encore plus de trente à vivre — lui était resté fidèle : c’était le margrave d’Anspach.

Elle alla frapper à sa porte. Le petit prince allemand l’accueillit gaiement en son palais, l’associa à sa couronne, en fit son premier ministre, et ce fut très sérieusement, cette fois, que la Clairon joua son rôle, le rôle d’Aspasie auprès de Périclès, de Mme de Pompadour auprès de Louis XV. Un jour — on ne sait pour quelle cause — le souverain et son ministre se brouillèrent. La Clairon dit adieu au margrave et revint à Paris. On était en pleine Terreur. Avant son départ pour l’Allemagne elle avait placé de l’argent : elle se vit complètement ruinée.

Alors, la misère arrive, terrible, implacable, avec le froid et la faim. Elle écrivait alors à un ami : « Vous me demandez quels sont mes maux, tous ceux qu’on peut avouer sans honte : trente ans de travaux destructeurs, le chagrin que me causent l’envie et l’ingratitude, la misère la plus absolue, l’horreur de l’abandon ne m’ont laissé d’entier que le cœur. Il est vraisemblable que je suis restée dans votre mémoire, fraîche, brillante, entourée de tous mes prestiges. Chassez, chassez vos idées ! Je vois avec peine, j’entends mal ; je n’ai plus de dents, les rides sillonnent mon visage ; une peau desséchée couvre à peine ma faible structure. En me venant voir, vous imiterez les anciens héros qui descendaient aux enfers pour communiquer avec les âmes ».

Une dernière anecdote montrera à quel degré de pauvreté et d’oubli était tombée la pauvre comédienne. Un matin qu’elle balayait son unique chambre, en robe plus que fanée et en bonnet de nuit, un étranger se présenta. « Mademoiselle Clairon ? — Elle n’y est pas, dit la comédienne. — Dites-lui que M. du Rouvray (c’était un de ses anciens adorateurs) reviendra sur le soir ». Mlle Clairon laissa tomber son balai. « Du Rouvray murmura-t-elle, en voyant descendre le visiteur ; si j’osais lui dire... Mais puisqu’il reviendra ! » Il ne revint pas.

La Clairon mourut à Paris le 11 pluviôse an XI, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Il aurait fallu un Balzac pour la conter comme il faut : lui seul pouvait écrire les Splendeurs et misères des comédiennes.

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