La Ville

(2007)

de Martin Crimp (1956-

mise en scène Marc Paquien

Clair et Chris sont un couple de quarante ans. Elle est traductrice, lui informaticien. Il perd son emploi, on ne voit pas très bien pourquoi. Elle, en revanche, a rencontré un auteur qui la fascine et qui l’a invitée à assister à un colloque à Lisbonne. Questions de traduction, donc de compréhension. Nous saisissons que le couple n’est pas dans sa meilleure forme. Parions que l’histoire vous semble banale. Or, ceci n’est pas un feuilleton télévisuel. La fameuse « rédemption de la réalité physique » dont parlait, dans les années trente, Siegfried Kracauer dans sa théorie du cinéma, est devenue, à cause de la profusion des images avec laquelle la télévision - et pas seulement la télévision - nous abreuve, cette « rédemption » est devenue le déluge. Tout est banal là où tout est mystérieux, tout est à voir et rien n’est à comprendre.

Lorsque Chris rentre à la maison, il est happé par Claire et le récit de sa journée pleine de péripéties et de rencontres étranges. Au fil des questionnements de Chris apparaissent les personnages évoqués par Claire. La ville est ce monde décrit dans une fusion totale entre réalité de l’instant et imagination. Au-delà d’une mécanique théâtrale envoûtante, la pièce de l’auteur contemporain anglais que l’on ne cesse désormais de traduire et de représenter en Europe, est un portrait de société passionnant, interrogeant le triomphe du monde virtuel, la menace du terrorisme et l’ensemble d’une dramaturgie planétaire dont nous sommes acteurs à chaque instant.
Au-delà d’un voyage brillant dans le monde de l’écriture, de la naissance et de la vie des personnages, La Ville est un magnifique cheminement de suspense. Le spectacle se joue de ce chassé-croisé ludique entre réel et fiction, au centre duquel le personnage de Claire rappelle la dérive des grandes héroïnes de la tradition littéraire britannique. Dans un espace presque nu, les scènes de cette ville imaginaire surgissent au fil de leur élaboration. Réels ou inventés par Claire, les évènements s’enchaînent dans une véritable orchestration. Chaque comédien y joue une partition complexe dans laquelle la richesse de l’imaginaire, l’audace du jeu et la précision rythmique nous embarquent dans un passionnant labyrinthe.

Dans le jardin d’une maison en ville : Claire, Christopher et leur voisine Jenny.
Trois êtres énigmatiques pris au piège d’un monde dangereux et irréel, dans lequel ils essaient d’exister ; auquel ils tentent de donner un sens.
Après La Campagne,
Martin Crimp compose, avec l’humour dévastateur qui lui est propre, une nouvelle fiction autour de la violence inévitable de notre monde.
Il met en scène le processus même de l’élaboration de l’écriture et questionne ainsi la véracité de nos propres existences.
Sommes-nous simplement des personnages inventés par le regard d’autrui ? Par le mouvement imaginaire du monde ?
Comme Virginia Woolf, qui réclamait que chaque femme puisse avoir de quoi vivre, du temps à elle et une chambre à soi - Claire, nouvelle héroïne de Martin Crimp, fait surgir en elle-même sa propre ville, où elle va puiser l’essence de sa vie : la fiction.

Marc Paquien

Un dramaturge britannique des plus intrigants
Claire entre, elle tient dans sa main un carnet : sur un rideau de scène blanc, la phrase s’inscrit, préfaçant l’ouverture d’une fiction théâtrale, signée
Martin Crimp, traduite par
Philippe Djian, mise en scène par Marc Paquien et dont le titre stimule l’imagination : La Ville. Avec ce spectacle, Marc Paquien renoue avec un dramaturge britannique des plus intrigants, dont il avait mis en scène, en 2004, Face au mur et Cas d’urgences plus rares, au Théâtre national de Chaillot. Crimp, un auteur qui conçoit son oeuvre en architecte, tissant sa toile de pièce en pièce, reliant celles-ci les unes aux autres comme un puzzle à déchiffrer. Les fictions communiquent entre elles, édifiées autour d’une même idée de la femme dont la silhouette les traverse inlassablement. Qu’elle s’appelle Anne, Corinne ou Claire, la femme chez Martin Crimp est toujours là. Elle passe et disparaît, puis revient. Elle donne son sens au monde. Elle habite le théâtre de Crimp et son image récurrente, spectrale et vagabonde, renvoie le spectateur à l’énigme : Sommesnous les personnages de la fiction de l’autre? Sommes-nous des êtres de fiction, créatures virtuelles, inventées par ceux qui nous font face et nous donnent corps ?

en terre d’écriture
Aux Abbesses, le rideau se lève sur un espace abstrait où repose à même le sol une immense feuille de papier, noire et dorée. Sur ce miroir, va s’énoncer l’histoire. Un banc est là, seul élément concret dans ce lieu dépouillé. Ceux qui franchissent les portes de la salle entrent en terre d’écriture. Là où la parole proférée est la clef des mystères, là où les héros ne sont que mirages ou chimères, là où les mots définissent le réel. Sur le plateau, un couple bourgeois, Claire (Marianne Denicourt) et Christopher (André Marcon), une voisine prénommée Jenny (Hélène Alexandridis) et une enfant de 10 ans vont s’employer à actionner notre faculté de rêver, sans qu’il y ait de preuve tangible de leur existence. Ils sont les protagonistes d’une histoire à histoires, nourries des récits des uns et des autres, alimentée par la capacité de l’être humain à fabuler. Claire est celle par qui la fiction peut advenir. Celle dans les yeux de qui peut se déployer le semblant.

« une vision douloureuse et forte d’une femme du XXIe siècle »
Pour Marc Paquien, « la pièce pose la question d’une femme qui n’arrive pas à exister dans sa propre vie et qui cherche le moyen par l’écriture de trouver son point d’existence. Claire échoue. Elle a cru que l’écriture pourrait l’aider dans son entreprise. À la fin de la pièce, elle dit qu’elle a créé une ville à l’intérieur d’elle-même avec des personnages mais qu’elle n’est pas arrivé à leur donner vie. C’est quelque chose qu’on retrouve souvent chez Crimp : les personnages n’ont pas de vie, pas de corps. Il propose une vision douloureuse et forte d’une femme du XXIe siècle et s’interroge : comment une femme peut exister ? Il y a presque un point de vue féministe. En même temps les personnages inventés sont des personnages de comédie, mais d’une comédie à l’anglaise : grinçante, dévastatrice ». Une fiction, donc, que rattrape comme toujours chez Crimp, tôt ou tard, l’imminence de la guerre, ou la crainte du terrorisme. Un thème cher à l’auteur qui témoigne ainsi de son hyper réactivité au monde qui l’entoure. « Et si nous étions les acteurs de cette même fiction planétaire régie par la violence… », se demande Marc Paquien qui avoue sa fascination face à la virtuosité de l’auteur. Une écriture qui procède par empilement de fictions minuscules pour s’élever peu à peu vers l’intrigue et le mystère.

Hitchcock n’est pas très loin, Kubrick non plus
On déambule dans La Ville, entre rires et intranquillité, absorbé par la confusion dans laquelle nous plonge l’enchevêtrement de situations parfois irrésistiblement comiques et le sentiment d’une menace latente. Des enfants sont enfermés dans une pièce. Un autre est enlevé sous les yeux de son père. Le jardin du couple est sous surveillance d’une voisine au comportement étrange. Hitchcock n’est pas très loin, Kubrick non plus. Pour servir ce suspense, il faut faire entendre la langue dans ses plus subtiles variations et l’aborder comme une partition. Le metteur en scène est un chef d’orchestre, soucieux du rythme et du souffle, réglant forte et pianissimo. Et Marc Paquien de rappeler les mots d’un autre pour qualifier l’écriture de Crimp : « Une langue cannibale ». Pièce anthologique, pour reprendre les termes de la traductrice Elizabeth Angel Perez, La Ville est le pendant de La Campagne, une autre pièce de Crimp. Son double inversé. Urbaine et inquiétante. Drôle et absurde. Contemporaine.

Joëlle Gayot

Avec : Hélène Alexandridis , Marianne Denicourt, André Marcon, Janaïna Suaudau

Gérard Didier (Décors),
Claire Risterucci (Costumes),
Sophie Heurlin (Costumes),
Roberto Venturi (Lumières),
Cécile Kretschmar (Maquillages)


 
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