Paul Auster

(1947-

né le 3 février aux Etats-Unis

Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers.
Paul Auster L'Invention de la solitude

Entrer dans l'oeuvre de Paul Auster c'est pénétrer dans les labyrinthes de l'inexplicable et de l'ailleurs qu'abrite en lui chaque individu, qu'il accepte de le savoir ou choisisse de l'ignorer, et c'est aussi accorder droit de cité à la présence, en tout être humain, de la contradiction et de l'ambiguïté. Et peut-être faut-il voir, dans une telle expérience du dévoilement de la scène intérieure que les hommes ont en partage, l'une des raisons de l'attachement d'un nombre croissant de lecteurs à l'univers singulier et protéiforme que l'écrivain s'attache à constuire, depuis la publication de la désormais célèbre Trilogie new-yorkaise (Cité de verre, Revenants, La Chambre dérobée), au fil de laquelle divers personnages, créatures énigmatiques aux identités précaires et aux destins mystérieux, enfants de Kafka ou de Hitchcock, se voyaient plongés dans d'improbables aventures et déplacés sur l'échiquier géant de New York, l'insaissable mégapole propice aux rencontres aléatoires comme à l'avénement de l'incongruité métaphysique.

Lire Paul Auster, emprunter avec lui les chemins de la fiction, c'est consentir à faire peu à peu sienne cette phrase de l'Invention de la solitude (1988) qu'il convient sans doute de considérer comme le véritable "art poétique" de l'écivain : "le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers." Cette profession de foi aux accents "lacaniens", Auster n'a cessé, entre les quatre murs d'une chambre d'écriture, de la mettre à l'épreuve de ce théâtre de tous les langages qu'est le roman. s'agissant de Paul Auster, cependant, peut-être importe-t-il, pour approcher l'authentique nature de la relation singulière qu'il entretient avec le langage, de s'abstenir de convoquer une quelconque théorie psychanalytique mais plutôt de rappeler les liens, étroits, qu'il a, de tout temps, entretenus avec la poésie : ne déclarait-il pas, dans un entretien accordé, en 1987, à un critique américain : "Toute mon oeuvre est d'une seule pèce, et le passage à la prose n'a été que la dernière étape d'une évolution lente et naturelle." Composés dans les années 70, les poèmes rassemblés dans le recueil Disparitions (1994), en mettant au jour les thèmes et les obsessions qui formeront la trame de la vision romanesque, témoignent de l'intimité de la fréquentation, par l'écrivain, de cette parole inaugurale que constitue la poésie et il n'est pas douteux que la lecture de ce recueil puisse constituer un accès privilégié à la compréhension de la spécificité d'un univers littéraire aussi puissamment traversé de fulgurances et hanté d'ardentes interrogations.

Du poète devenu romancier, on découvrira également avec intérêt les réflexions rassemblées dans L'Art de la faim (1992), un recueil d'essais où, au fil de réflexions sur les oeuvres de quelques-uns de ses grands prédécesseurs - de Knut Hamsun à Kafka, et de Beckett à Jabès, Perec, Celan, Ungaretti, Dupin ou du Bouchet - Paul Auster révèle les arcanes de sa propre sensibilité d'infatigable créateur. L'exploration des pouvoir du langage et de la fiction n'a en effet cessé de se poursuivre tout au lond de l'oeuvre de l'écrivain ainsi qu'en attestent ses deux derniers romans. Dans le scriptorium (2007) est une variation sur le thème de la relation au romancier à ses personnages où un vieil homme incarcéré dans une chambre se voit confronté à divers "visiteurs" qui lui reprochent de les avoir autrefois envoyés accomplir de périlleuses missions au royaume de l'imaginaire. A travers Seul dans le noir (2009), en plaçant la guerre (qu'elle soit extérieure et se déroule en Irak ou qu'elle soit "intérieure" et fasse rage dans l'âme même d'un individu) à l'origine d'une perturbation capable d'inventer la "catastrophe" d'une fiction qui abolit les lois de la causalité, Paul Auster établit un lien entre les désarrois de la conscience américaine et la féconde réflexion qu'il poursuit sans répit quant à l'étrangeté des chemins qu'emprunte, pour advenir, l'invention romanesque.

Dans l'avant-propos à Je pensais que mon père était Dieu (2001), une anthologie d'histoires recueillies par le romancier dans le cadre d'une émission radiophonique, se révèle en filigrane l'un des aspects de la configuration du "système Auster" dont on sait qu'il a pour clef de voûte la notion de hasard : "J'ai expliqué aux auditeurs que je cherchais des hitoires. (...) Ce qui m'intéressait le plus, ai-je précisé, c'étianet des histoires non conformes à ce que nous attendons de l'existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes. En d'autres termes, des histoires vraies aux allures de fiction. (...) Au bout de trois ou quatre mois, j'ai senti qu'un livre allait être nécessaire (...) J'ai sélectionné les histoires sur la seule base de leur humanité, leur véracité, leur charme. ainsi leur sort 'est joué, et un hasard aveugle a décidé du résultat." De même, on découvrira dans Le Carnet rouge (1993) - un objet qui a bel et bien existé et dans lequel, pendant des années, Paul Auster a consigné des événements bizarres dont il fut un jour la victime, le confident ou le témoin - une fascinante miniature de l'uivers de l'écrivain et comme une véritable géographie de l'oeuvre toute entière.

Universellement reconnu comme l'écrivain du hasard et d'une contingence qui s'expriment tantôt (le plus souvent) sous les espèces de l'incident minuscule qui fait irruption dans le paysage existentiel d'un individu tantôt (plus rarement) sous celles d'un bouleversement plus spectaculaire, et qui, dans les deux cas, ne manquent pas de se solder par un infléchissement majeur du destin de ses personnages, Paul Auster pourrait aussi être considéré comme l'écrivain des "deux infinis." Jamais, en effet, il ne présuppose l'existence, entre les événements, d'une quelconque hiérarchie, accordant, en revanche, toute son attention à la manière dont le roman, à l'instar du conte ou de la fable, peut se rendre capable d'accueillir l'inattendu, l'impensable ou le mythe.

C'est ainsi que s'impose, avec une admirable autorité, un univers aussi résolument apocalyptique que celui que met en place Le Voyage d'Anna Blume (1989) roman situé, "au pays des choses dernières" (traduction littérale du titre original : In the Country of Last Things) où une femme, Anna, à la recherche de son frère disparu, tente de survivre au désespoir, dans les rues éventrées d'une ville dévastée, en écrivant une longue lettre dont on sait si elle trouvera jamais son destinataire...

Le "mythe américain" n'est pas le moindre de ceux que l'écrivain choisit d'investir - de Moon Palace (1990), formidable roman d'aventures qui décline les étapes d'un voyage initiatique aux confins de la solitude et de la déréliction, à La Musique du hasard (1991), où des thèmes fondateurs de l'écrivain tels les incertitudes de l'identité, l'absurdité du hasard et la perte du sens commun sont mis en scène à travers le personnage d'un ex-pompier de Boston sillonnant l'Amérique au hasard et rencontrant, dans son errance, un étrange professionnel du poker...

Dans l'un comme dans l'autre de ces deux romans, c'est au moyen d'une narration dont la fluidité et la clarté dissimulent à merveille une architecture narrative complexe (qui est la véritable "marque de fabrique" de l'écrivain) que Paul Auster décrit la perte, la dépossession, le rapport à l'argent, l'errance, et s'interroge sur l'identité. Ainsi joue-t-il parfois à mettre en jeu la sienne propre comme dans La Trilogie new-yorkaise où l'un des personnages portait son nom, voire en dotant de ses propres initiales (Peter Aaron) le narrateur de Léviathan lequel rencontre une femme nommée Iris (anagramme du prénom de sa propre épouse Siri), ou en baptisant un personnage de La Nuit de l'oracle du nom de Trause (anagramme d'Auster)...

De même que "l'intrusion" de l'écrivain réel dans le paysage de la fiction ou le rapport de l'écrivain à ses personnages, la question de l'inspiration en ses tours et détours constitue, dans l'oeuvre de Paul Auster, un thème récurrent dont Le livre des illusions (2002) propose certainement l'une des mises en oeuvre les plus emblématiques. Dans ce roman où un homme, David Zimmer, en deuil de sa femme et de ses fils disparus dans un accident d'avion, est sauvé du désespoir par la découverte inopinée qu'il fait des films d'un acteur du cinéma muet, le romancier fait entrer en résonance création artistique, sentiment amoureux, douleur de la perte et le besoin de filiation dont toute son oeuvre, hantée par la figure paternelle, porte l'ineffaçable marque. A cet égard, Le Livre des illusions n'est pas sans annoncer le dernier film réalisé (après Lulu on the Bridge) par Paul Auster lui-même : dans La Vie intérieure de Martin Frost (2007) un écrivain se trouve en effet confronté à une énigmatique jeune femme dont on ne sait s'il s'agit d'une aventurière ou de quelque étrange "muse", venue d'ailleurs... Incarnation de la secrète genèse de la fiction, le film, (dont Paul Auster a également écrit le scénario), fait, à son tour, apparaître l'envers aussi bien que l'endroit de l'expérience humaine pour en révéler toute la permanente et radicale ambivalence. Cette figure de l'écrivain en proie aux affres de la création réapparaît dans La Nuit de l'oracle (2004) en la personne de Sydney Orr qu'un certain carnet bleu, acquis dans une papeterie, réconcilie avec l'écriture - à ses risques et périls...

Enfin, aussi brève et non exhaustive soit-elle, la présente évocation du parcours et de l'oeuvre de Paul Auster ne peut ommettre de faire état de la dimension engagée d'un écrivain qui, quelle que soit la part qu'il accorde, dans son oeuvre, au rôle du mythe, à la dimension métaphysique ou à l'énigme de l'écriture, demeure un homme et un citoyen soucieux du réel et de l'Histoire. Quand il écrit Léviathan (1993), par exemple, il n'hésite pas à interroger les dérives du monde et la hantise du mal qui menacent en tous lieux - et en Amérique en particulier. Des inquiétudes qu'il exprimera, plus tard, sous une tout autre forme, celle de courts récits, articles, préfaces, réunis dans Constat d'accident & autres textes (2003), chronique d'inquiétude, nourrie, notamment par les événements du 11 septembre, et où s'expriment à la fois ses réticences face à la politique de G.W. Bush et une confiance réaffirmée envers l'humanité. Deux visages d'une attitude qui s'incarne magistralement dans Brooklyn Follies (2005), un roman chaleureux, à travers lequel se répondent tous les grands thèmes austériens et où les personnages, reprenant leur vie en main, choisissent leur destin et vivent le meilleur des choses - mais pour combien de temps, en Amérique ?

Parcourir New York ou les grands espaces de l'Amérique, relire le mythe tant à la lumière de la vie chaotique des individus ordinaires qu'à celle du geste créateur du "voleur de feu", affronter l'angoisse du désastre - que ce dernier prenne la forme de la dépossession, de l'échec, des trahisons du langage ou de la confrontation avec l'inintelligibilité du monde - identifier, dans une oeuvre s'édifiant sans relâche sur quelque trente années, l'architecture d'un imaginaire d'une étrangeté d'autant plus "inquiétante" qu'elle nous est familière, tels sont les voyages auxquels invite chaque livre de Paul Auster, de la promesse des départs à la plénitude des accomplissements de la littérature.

Marie-Catherine Vacher

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