Pense Taranta-Babu :
Le coeur
La tête
et le bras de l'homme
fouillant les entrailles de la terre
ont créé de tels dieux d'acier aux yeux de feu
qu'ils peuvent écraser la terre
d'un coup de poing.
L'arbre qui donne des grenades une fois par an
peut en donner mille fois plus.
Si grand, si beau est notre monde
et si vaste, si vaste, le bord des mers
que nous pouvons tous chaque nuit
nous allongeant côte à côte
sur les sables d'or chanter les eaux étoilées.
Que c'est beau de vivre, Taranta-Babu
Que c'est beau de vivre
comprenant le monde comme un livre
le sentant comme un chant d'amour
s'étonnant comme un enfant
VIVRE !
Vivre un à un
et tous ensemble
comme on tisse une étoffe de soie
Vivre comme on chante en choeur
un hymne à la joie
Vivre...
Et pourtant quelle drôle d'affaire Taranta-Babu
Quelle drôle d'histoire
Que cette chose incroyablement belle
que cette chose indiciblement joyeuse
soit tellement dure aujourd'hui
tellement étroite
tellement sanglante
tellement dégoûtante |
Moi un homme
moi Nâzim Hikmet poète turc moi
ferveur des pieds à la tête
des pieds à la tête combat
rien qu’espoir, moi.
Dans un XXème siècle, qui n'est pas spécialement placé sous le signe de la poésie, Nazim Hikmet fut à son pays ce qu'au XIXème siècle Victor Hugo fut au nôtre. Le nom de Nazim Hikmet, s'impose naturellement à quiconque évoque la Turquie, encore qu'il fut particulièrement mal-traité par « son pays », condamné à mort en 1932, pour avoir osé proclamer son attachement au progrès et à la justice - condamnation qui, fort heureusement, suite aux réactions et pressions internationales, fut commuée en une peine de 35 ans de prison. Atteint d'une angine de poitrine, il fut libéré au bout de dix-huit ans, après une grève de la faim qui l'avait conduit aux limites de la résistance humaine et s'exila en juin 1951.
Durant l'errance de son exil, on retrouve Nazim Hikmet à Moscou (où dans sa jeunesse il avait rencontré Maïakovski) à Pékin, à Cuba, à Prague où il fut célébré aux côtés de Pablo Neruda. A Paris, il retrouva ses amis Eluard et Aragon, Paris où en 1951, Tristan Tzara avait présenté son recueil Poèmes et où, en 1957 il avait signé "C'est un dur métier que l'exil", Paris qu'il célébra dans "Paris ma rose" en 1961. C'est à Moscou qu'il mourut, en juin 1963.
L'ambition de Nazim Hikmet était de participer à l'élaboration d'un monde nouveau où chacun pût vivre dans la dignité. Toute la vie et l'oeuvre de Nazim sont imprégnées de la sueur et des larmes des hommes privés de liberté et de justice et des sourires de son fils, Mehmet, qui n'en finit pas de faire ses premiers pas dans ma tête. Ecrivant ces lignes, rendu à celle que vous lisez à cet instant, je m'aperçus que (sans préméditation), j'avais traité avec quelque familiarité Nazim Hikmet, en l'appelant par son prénom, comme si nous avions joué à la marelle ensemble. C'est, n'en doutez point, parce que je crois dur comme fer (comme dit l'adage) que Nazim Hikmet était et demeure le frère de tous les poètes et de tous ceux pour qui amour, paix, joie, sont à partager avec ferveur. Quant à la poésie de l'auteur de l'inoubliable Lettre d'Istambul prêtée à Munver, elle a naturellement la forme de son coeur. Elle est, comme Paul Eluard souhaitait que fût la poésie, faite avec des mots de tous les jours, simple, de cette simplicité évangélique qui n'est à la portée que des meilleurs, vivante, vigoureuse, limpide comme eau de source.
Jean-Pierre Rosnay
Le Noyer
Je suis tout imprégné de mer et sur ma tête écument les nuées
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Un vieux noyer tout émondé, le corps couvert de cicatrices
Nul ne le sait, ni toi, ni même la police.
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Et tout mon feuillage frémit comme au fond de l'eau le poisson
Et comme des mouchoirs de soie, mes feuilles froissent leurs frissons
Arrache-les, ô mon amour, pour essuyer tes pleurs.
Or mes feuilles, ce sont mes mains, j'ai justement cent mille mains
De cent mille mains je te touche et je touche Istanbul
Mes feuilles ce sont mes yeux, et je regarde émerveillé
De cent mille yeux je te contemple et je contemple Istanbul
Et mes feuilles battent et battent comme cent mille coeurs
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Nul ne le sait, ni toi, ni même la police.
L'épicier Karabet
Les lampes de l'épicier Karabet sont allumées,
Le citoyen arménien n'a jamais pardonné
Que l'on ait égorgé son père
Sur la montagne kurde
Mais il t'aime,
Parce que toi non plus tu n'as pas pardonné
A ceux qui ont marqué de cette tache noire
Le front du peuple turc.
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Dimanche
Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu’il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux.
(1938) |
2 octobre 1945
Le vent coule et s’en va,
le même vent ne balance jamais deux fois
la même branche de cerisier.
Les oiseaux gazouillent dans l’arbre :
des ailes qui veulent voler.
La porte est fermée :
il faut la forcer.
C’est toi que je veux :
que la vie soit belle comme toi,
amicale
et pleine d’amour…
Je sais qu’il n’est pas encore fini,
le banquet de la misère.
Il finira pourtant… |
5 octobre 1945
Nous savons tous deux, ma bien-aimée,
qu’on nous a appris
à avoir faim et froid ;
à crever de fatigue
et à vivre séparés.
Nous ne sommes pas encore obligés de tuer,
il ne nous est pas encore arrivé de mourir.
Nous savons tous deux ma bien-aimée,
que nous nous pouvons apprendre aux autres
à combattre pour les nôtres
et à aimer chaque jour un peu plus
chaque jour un peu mieux… |
Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres
Les arbres si verts, les arbres si pleins d'espoir
Un sentier s'en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie
Je ne sens pas l'odeur des médicaments
Les oeillets ont dû s'ouvrir quelque part
Être captif, là n'est pas la question
Il s'agit de ne pas se rendre
Voilà. |
Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir, le monde est beau.
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres,
les arbres si pleins d'espoir, les arbres si verts.
Un sentier ensoleillé s'en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie.
Je ne sens pas l'odeur des médicaments.
Les oeillets ont dû fleurir quelque part.
Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n'est pas la question,
la question est de ne pas se rendre… |
Il neige dans la nuit et autres poèmes, traduction de Münevver Andaç et Guzine Dino, Poésie/Gallimard, Paris, 1999.
Berceuse !
Dors ma belle, dors
Des jardins je t'apporte à l'instant le sommeil
Ah ! dans tes yeux marrons que sont vertes les treilles
Dors ma belle, dors
dors en souriant aux anges,
do, do.
Dors ma belle, dors
De la mer je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil vaste et frais, léger comme une abeille
Dors ma belle, dors
sous les voiles gonflées de vent,
do, do.
Dors ma belle, dors
Des astres je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil d'un bleu sombre à du velours pareil
Dors ma belle, dors
car à ton chevet mon cœur veille,
do, do.
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Angine de poitrine
Si la moitié de mon cœur est ici, docteur,
L’autre moitié est en Chine,
Dans l’armée qui descend vers le Fleuve Jaune.
Et puis tous les matins, docteur,
Mon cœur est fusillé en Grèce.
Et puis, quand ici les prisonniers tombent dans le sommeil
quand le calme revient dans l’infirmerie,
Mon cœur s’en va, docteur,
chaque nuit,
il s’en va dans une vieille
maison en bois à Tchamlidja
Et puis voilà dix ans, docteur,
que je n’ai rien dans les mains à offrir à mon pauvre peuple,
rien qu’une pomme,
une pomme rouge : mon cœur.
Voilà pourquoi, docteur,
et non à cause de l’artériosclérose, de la nicotine, de la prison,
j’ai cette angine de poitrine.
Je regarde la nuit à travers les barreaux
et malgré tous ces murs qui pèsent sur ma poitrine,
Mon cœur bats avec l’étoile la plus lointaine. |
Un étrange voyage, éditions françois Maspero 1980.
Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé ? Editions de Minuit, Paris, 1980.
Nostalgie, trad. Münevver Andaç, Fata Morgana, Paris, 1989.
Il neige dans la nuit et autres poèmes, traduction de Münevver Andaç et Guzine Dino, Poésie/Gallimard, Paris, 1999.
C'est un dur métier que l'exil..., Le Temps des Cerises, Paris, 1999.
La vie est belle mon vieux, coll. « Littératures étrangères », Paragon, Paris, 2002.
La Joconde et Si-Ya-Ou, Parangon, 2004. |