Le site de Vladimír Holan

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Vladimír Holan
(1905-1980)

PRIÈRE DE LA TERRE

Paleostom bezjazy,
Madjnûn at kraun at tathău at saün
Luharam amu-amu dahr !
Ma yana zinsizi ?
Gamchabatmy ! Darsk ādōn darsk bameuz.
Voskresajet at maimo šargiz-duz,
Chisoh ver gend ver sabur-sabur.
Theglathfalasar,
Bezjazy munay ! Dana ! Gamchabatmy !

 

SUR LE TROTTOIR

C’est une vieille marchande de journaux
Qui se traîne tous les jours en boitant jusqu’ici…
Quand, n’en pouvant plus de le porter,
Elle laisse enfin tomber son paquet d’ « éditions spéciales »,
Elle s’assoit dessus et s’endort…
Ceux qui passent par là
Y sont tellement habitués qu’ils ne la voient plus –
Et elle, mystérieuse et muette comme une sybille,
Cache ce qu’elle devrait offrir.

Il se met à pleuvoir…

 

BUT NEVER DOUBT I LOVE

Un rat sur la poitrine d’Ophlie noyée,
affligé de la voir si bleue et par cette odeur de la chair,
couine plaintivement, soupire, parle du nez,
émet des reniflements élégiaques,
des bulles de salive qui s’abrègent
en un gargouillis jaloux de celui du fleuve,
quand il aperçoit tout à coup une mouche à viande
sur le ventre de la naufragée. Vite il y court et se met à lui déchirer
la peau racornie facilement détachable,
il ronge, lacère et suce, il mord, il pille et ingurgite,
il savoure des bouffées à demi submergées,
il dissèque et arrache les veines les plus délicates et craintives
il broute à droite et à gauche
et boit à petites gorgées dans des renfoncements cachés sous des lambeaux maladifs, sous des replis chassieux, sous des nuages insolents de membranes et de cuticules
luisantes comme le claquement de sa langue,
il comprime en avant la chair vers toutes les extrémités de la conscience
et se concentre et s’appesantit tout entier dans son travail de dépeçage…
Mais comme il s’offense et devient méfiant brusquement,
comme son propre œil gauche se vitrifie dans l’attente,
quand, tout à cette délectation déchirante de la vie,
lui apparaît intact le petit corps enfantin…
p.163-164

LA MORT

Tu l’as chassée de toi il y a des années,
tu l’as enfermée dans la cave, essayé de tout oublier.
Tu savais qu’elle n’était pas dans la musique, et c’est pour cela que tu chantais,
tu savais qu’elle n’était pas dans le silence, et c’est pourquoi tu te taisais,
tu savais qu’elle n’était pas dans la solitude, et c’est pourquoi tu étais seul…
Mais alors, qu’est-ce qui a pu arriver aujourd’hui,
pour t’effrayer comme quelqu’un
qui voit tout à coup, dans la nuit,
un rayon de lumière sous la porte de la chambre voisine
où personne n’habite plus depuis longtemps ?
p.172

LES SIGNES

L’art a commencé avec la chute des anges…
Mais le temps des résidus de chanvre, des tas de fumier, des ajoncs écrasés,
de la cendre à demi brûlée et des langues violées par la crème Chantilly,
le temps qui se rase les poils sur les cuisses d’une putain
ne s’allège qu’en apparence.

Mais le temps des cailloux, du peigne qui accroche et du boitement des chiens,
le temps qui tousse dans les caves,
le temps du fossoyeur qui creuse la terre
comme s’il voulait rejoindre une vie plus authentique,
le temps des vertèbres du cou quand on saute
au-dessus du feu de la Saint-Jean,
le temps qui a besoin de toute notre aide :
lui, garde encore un poids minimes.

L’art a commencé avec la chute des anges.
Mais eux aussi ont bu du vin, ils ont rompu le pain,
eux aussi ont dormi avec des femmes mortelles –
et c’est pourquoi nous sommes ivres et cherchons de nouveau les signes,
comme sur une table les entailles du couteau d’Orphée…
p.176-177

 

LA MALLE

Voici un vieillard qui depuis déjà deux ans
ne peut pas ouvrir la malle, parce qu’il a perdu la clé
et parce qu’il a peur de demander à sa fille de l’argent pour le serrurier.
Il a dans cette malle plusieurs petites choses
qui pourraient encre le réconforter :
quelques photos de jeunesse, quand il était soldat en Bosnie,
une liasse de lettres plutôt jaunies et en désordre,
de quoi le faire un peu rêver,
un scorpion et un plastron de bal
qui portait autrefois la signature de Cléo de Mérode,
mais surtout, il y a là-dedans un magnifique crochet
et une corde plus solide que sept cheveux d’ange…

Oh, le vieux sait bien qu’il n’y a pas besoin de crochet ni de corde
et qu’il suffirait de sauter simplement par la fenêtre…
Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que depuis toujours,
c’est justement cela qu’attend le voisin d’en face,
le voisin qui se teint les cheveux avec un crayon à encre,
et qui va uniquement à l’enterrement des suicidés…
p.182

 

LA DANSEUSE

Tu es l’unique réalité qui puisse transformer les mots
sans renier la conception ni la naissance… Et peut-être est-ce justement pour cela
que je n’ai jamais pu te comparer vraiment
à un tableau, à une fleur, à une flamme ni au vent. Et peut-être
est-ce cela justement pour cela que j’ai toujours pitié de tes beau pieds patients et déchaussés,
souillés par la poussière des planches. Et peut-être est-ce pour cela
que tu es pour moi plus terrestre et plus quotidienne, et qu’avec peine donc ta respiration travaille
de ton ventre jusqu’à tes seins, qui sont superstitieux
comme deux orages dans la nuit de la Saint-Jean.
Tu travailles sans flaques… Mais la musique hurle et veut boire,
dans une obscurité langoureuse de gestes elle rampe au moins vers ta sueur, tandis que moi,
qui ne peut pas mentir, je m’aperçois sans aucun mérite
que les endroits à embrasser sont justement tous sur ton corps
Mais tu les jettes dans le vide, parce que tu n’as plus besoin de rien, même pas de toi-même…
p.183-184

 

OCTOBRE

L’air est si limpide qu’il exclut
Toute espèce de ressemblance… Même notre fantôme refuse de prouver que nous sommes vivants…
L’invisibilité augmente avec une telle frénésie
que nous ne pouvons fermer es yeux…
Bon vin ne peut mentir… L’art non plus.
p.197

 

PRESSENTIMENT

Un soir de décembre, tu as rempli ton verre de vin
et tu es allé chercher un livre dans la pièce voisine…
Quand tu es revenu, le verre était à moitié vide.
Tu as ravalé ta peur et tu as demandé d’une voix fêlée
qui avait pu le boire, puisque tu vis seul
en concubinage avec la couronne d’épines de ces murs,
si loin de toute humanité
que tu as chassé d’ici depuis longtemps
toute espèce de statue, de chimère ou de spectre…
p.199

 

OUI OU NON ?

Nous cherchons toujours le centre… Mais c’est un point
aveugle… Nous croyons chercher notre cœur
et nous cherchons la cécité… Et aveugles depuis longtemps,
nous ne pouvons plus que toucher à tout
d’une main qui affirme avec conviction
qu’il y aura toujours des riches et des pauvres,
non pas parce que le corps est rassasié ou affamé,
mais parce qu’aucun être humain ne se ressemble…
En attendant, c’est un simple contact
qui tâtonne avec assurance
dans les ruelles divergentes du marché aux esclaves…
p.205

 

 

Vladimír Holan, Une nuit avec Hamlet, et autres poèmes, Paris, éditions Gallimard, 1968, 1977, 2000.

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