Les Bacchantes

(4.. av. J.C.)

de Euripide (480 av. J.C.- 406 av. J.C.)

2001

Le caractère particulier du spectacle était dû au fait que Warlikowski y a introduit aussi ses convictions personnelles sur l’irrationalité de la nature du monde et, par conséquent, sur la vanité des efforts humains pour imposer leur ordre aux événements et phénomènes de puissance surhumaine.
Avec l’histoire de la folie des femmes de Thèbes, suivie de celle des hommes et de Penthée (le jeune monarque de Thèbes qui devait accomplir son destin), Euripide a montré le monde plongé dans une extase qui le mène à sa perte.

Le spectacle de Warlikowski débutait par une tempête qui se déchaînait dans l'obscurité totale. Progressivement la lumière faisait apparaître Dionysos debout sur une plage de sable blanc, comme s'il émergeait de la mer. Vêtu d'un large pantalon blanc, d'un pull étroit et de chaussures Adidas blanches aux trois traits caractéristiques, avec des cheveux frisés ébouriffés. Dionysos commençait son monologue : "J'arrive ici à Thèbes, fils de Zeus." Son discours était imparfait, balbutiant, comme s'il émergeait d'une aphasie totale, comme s'il commençait tout juste à appréhender la parole humaine. Le prologue annonce tout, l'intégralité des actes de la tragédie. D'emblée, Dionysos révèle sa force et ses intentions menaçantes : venger Sémélé, sa mère, prouver sa divinité et punir les infidèles. Pour accomplir ses intentions divines, le dieu a pris forme humaine. En acquérant de la fluidité, sa parole acquiert aussi de la force ; elle devient rauque et désagréable, de plus en plus âpre. Ce n'est que lorsque Dionysos commence à mener son jeu avec Penthée, lorsqu'il décore son cou de perles de cristal, qu'il commence à modifier sa voix et à utiliser des modulations féminines. Sa voix restera cependant étrangement inhumaine ; irritante et inquiétante à la fois.
Les bacchantes émergent du fond de la scène. Elles portent une petite statue de Dionysos enveloppée dans un drap blanc. Au lieu d'être vêtue de peaux de bêtes, elles portent des fourrures d'astrakan comme celles que les dames d'aujourd'hui revêtent pour les occasions exceptionnelles. Dans les mains elles tiennent des missels. Commence le parados-prière. Les bacchantes ressemblent à des dévotes en folie. Elles sont joyeuses et légères. Leurs parole, portées par la force de la poésie, s'envolent vers le ciel. Dionysos serait sans doute heureux d'avoir de tels disciples. Mais ce n'est que le début de la folie. Dans un instant commencera la destruction. Les bacchantes, ces femmes gardiennes des feux du foyer, ces déesses de la fertilité, s'occuperont de meurtres, de dépeçages et entreront dans une danse avide de sang.
Penthée apparaît trop tard. La folie s'est déjà déclarée. Ni sa lutte contre Dionysos ni l'emprisonnement de celui-ci ne serviront plus à rien. Dans un instant, Penthée pénétrera sur la scène en dansant dans une magnifique robe longue. C'est l'une des scènes les plus superbes de la représentation, au cours de laquelle Dionysos détruit la puissance masculine de Penthée : il détruit sa fierté et sa sexualité univoque ; il lui permet de goûter l'indifférenciation de sa sexualité divine. Penthée perd le second duel. Luttant avec ses derniers restes de fierté masculine, il tombe aux pieds de Dionysos qu'il enlace en un geste plein de soumission et de passion. Dionysos traîne Penthée derrière la scène tandis que s'accroissent les échos des cris d'un stade. Les hurlements de la compétition accompagnent le dépeçage de Penthée que nous ne voyons pas. Ainsi se réalise ce qui fut annoncé plusieurs fois et dont la préfiguration fut le lot d'Akteon.
Agavé accourt sur la scène vêtue d'une robe ensanglantée et tirant un énorme tronc de sapin. Ce tronc tellement agrandi porte en lui tous les aspects phalliques. Sur son ventre, proéminent comme celui d'une femme enceinte, elle a emmailloté la tête de Penthée. Dans une folie furieuse elle raconte fièrement le depeçage d'un prétendu lion. Elle s'approche de la table. Elle s'allonge sur son bord tenant toujours le tronc entre les jambes et s'enfonce dans un spasme orgiaque. Dans un instant Cadmos apportera deux seaux de zinc remplis des fragments ensanglantés de Penthée. est venu e temps de l'anagnorèse, c'est-à-dire de la reconnaissance. Agavé commence à hurler de manière effrayante. Son visage, entouré de ses cheveux noués en fines tresses, ressemble à la face de Méduse. Le cri est drastique, insupportable et, tout à coup, il s'interrompt. Silence. Agavé s'assoit à la table qui s'est transformée : d'autel, elle est devenue table de dissection. Les fragments de Penthée ressemblent aux héros d'un théâtre anatomique.

Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché, Arles, Ed. Actes Sud-La Monnaie De Munt, série "Le Temps du théâtre", dirigée par G. Banu et C. David, 2007, p.19-20-21.

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