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Le Revizor

(1836)

 

de Nicolas Vassilievitch Gogol (1809-1852)

Le rire scrupuleux de Gogol

J'avance avec allégresse, ces jours-ci, dans la lecture des Aventures de Tchitchikov de Gogol, son opus major inachevé, plus généralement désigné par son sous-titre, Les Âmes mortes [1]. Je dois cette découverte à Hervé Guibert : dans l'un de ses textes, il confie tenir trois livres pour décisifs dans son propre cheminement : Moby Dick, L'Homme sans qualités et Les Âmes mortes. Fraternisant sans réserve pour les deux premiers, c'est aussi poursuivre ma lecture de Guibert que de me plonger dans Gogol.

Mon édition comporte la longue et passionnante introduction d'Henri Mongault, l'un des tout premiers traducteurs de ce récit, dans laquelle il cite, à l'appui du vivant portrait qu'il brosse de Gogol, un extrait d'un texte autobiographique, Confession d'un auteur [2]. J'ai lu et relu ces lignes plusieurs fois de suite, j'y suis revenu et y reviens encore chaque fois que j'ouvre le volume pour reprendre ma lecture des Âmes mortes – l'une de ces œuvres qui modifient votre métabolisme dès les premières salves de pages.

Le propos que Gogol tient sur sa vocation d'écrivain est, en effet, saisissant de fermeté, d'exigence. Je tiens mon lecteur pour capable de s'en approprier ce qui le concerne, sans que j'aie besoin de recourir à quelque sous-titrage. J'indique seulement que c'est bien ce que Gogol dit du rire qui, soudain, m'a fait reconsidérer tout ce qui précède, relire différemment ce que j'avais pris, dans un premier temps, pour l'une de ces déclarations d'intention farcies de bons sentiments que j'exècre, que trop d'écrivains se croient obligés de produire un jour ou l'autre. [Lors de ma dernière visite chez mon libraire de neuf – qui remonte, je le mesure à l'instant, à plusieurs semaines –, j'ai ouvert avec circonspection le dernier livre d'entretiens de Richard Millet, Harcèlement littéraire, que j'ai bientôt reposé, effrayé par tant de bien-pensance sûre d'elle-même et, pour tout dire, de morgue mise à asséner de bien fades lieux communs – n'en déplaise à l'un de mes confrères de la blogosphère.]

Le passage de Confession d'un auteur est trop copieux pour que je le reproduise intégralement ici. J'ai tenté cependant d'en respecter le mouvement, car l'implacable raisonnement moral de Gogol prend figure, me semble-t-il, de direction de conscience pour tout écrivain qui se respecte avant même de respecter son lecteur.

Ni moi, ni ceux de mes camarades qui s'exerçaient pareillement à composer, ne croyions que je deviendrais un écrivain comique et satirique, bien que, malgré mon naturel mélancolique, j'éprouvasse souvent l'envie de plaisanter et même d'importuner les autres de mes plaisanteries. Pourtant mes appréciations les plus précoces sur les hommes décelaient l'art de constater les particularités – soit importantes, soit mineures et ridicules – qui échappent à l'attention des autres. On me reconnaissait ce don, non pas de parodier l'homme, mais de le deviner, c'est-à-dire de deviner ce qu'il doit dire dans tel ou tel cas, en conservant la tournure et la forme de ses pensées et de ses propos. Mais tout cela n'était pas couché sur le papier, et je ne songeais même pas à ce que je ferais de ce don.
Cet enjouement, que l'on a remarqué dans mes premières œuvres, provenait d'un certain besoin moral.
[…]
Je m'aperçus alors que je ne pouvais écrire davantage sans un plan clair et précis. Je devais, au préalable, m'expliquer nettement le but, l'utilité, la nécessité de mon œuvre et m'éprendre ainsi pour elle de cet amour véritable, ardent, vivifiant, faute duquel le travail ne marche pas. Je devais me persuader qu'en créant, je remplissais précisément le devoir pour lequel j'avais été appelé sur terre, pour lequel j'avais reçu des capacités et des forces, et que, en le remplissant, je servais l'État tout comme si j'occupais un poste officiel. L'idée du service ne me quittait jamais.
[…]
Bref, je voulais qu'en lisant mon œuvre, on vît involontairement se dresser le Russe tout entier, avec la diversité des richesses et des dons qu'il a en partage, surtout vis-à-vis des autres peuples, et aussi avec les multiples défauts qui sont les siens, pareillement vis-à-vis des autres peuples. Je pensais que le lyrisme dont j'étais doué m'aiderait à dépeindre ces qualités de manière à les faire aimer de tout Russe ; que la force comique dont j'étais également doué m'aiderait à décrire les défauts de telle façon que le lecteur les détestât, même s'il les trouvait en lui. Mais je sentais en même temps que tout cela n'était possible qu'en connaissant parfaitement les qualités et les défauts de notre nature. Il faut les peser, les apprécier judicieusement ; il faut s'en faire une idée claire, afin de ne pas ériger en qualité ce qui est un de nos travers, ni ridiculiser avec nos défauts ce qui est une de nos qualités. Je ne voulais pas gaspiller mes forces. Depuis que je m'étais entendu reprocher de rire non seulement du défaut mais de la personne qui en est atteinte, et en outre de la place, de la fonction même qu'elle occupe (ce à quoi je n'avais jamais songé), je sentais qu'il fallait être fort prudent en matière de rire. D'autant plus que celui-ci est contagieux et qu'il suffit à un homme d'esprit de railler un côté des choses, pour qu'à sa suite un individu stupide et obtus rie de l'ensemble.

Que l'humour puisse être scrupuleux, voilà qui me convient. Gogol suggère qu'il ne serait tolérable, en littérature, qu'à ce prix. J'étendrais volontiers cette éthique au discours privé, à la voix, à toute la posture de celle ou de celui qui choisit la drôlerie comme mode d'expression (tant ma gêne est toujours extrême en présence de personnes qui ne savent pas demander leur chemin, vous dire qu'ils ont bien mangé à votre table ou vous annoncer le décès d'un de leurs proches sans qu'il faille, pour chaque phrase, interpréter le propos, qui sautille, s'agite, patauge, dans une sorte de perpétuel second degré supposé plaisant – j'éprouve le même malaise que jadis, dans les vieux ascenseurs, quand le sol de la cage accusait un décalage d'un ou deux centimètre avec le plancher de l'étage où j'avais demandé qu'il me hisse). Tel appel au scrupule exclut – au moins en littérature – l'ironie, cette arme antipersonnel dont les dégâts collatéraux sont imprévisibles – c'est encore ce que semble nous dire l'auteur sans reproche des Âmes mortes, dont j'aime décidément le grain de la voix.

 

[1] Dans la traduction d'Henri Mongault, parue en 1925, en deux tomes, aux Éditions Bossard et reprise par Gallimard (actuellement disponible en collection de poche « Folio » et en Pléiade – première traduction intégrale, en son temps, comprenant les passages supprimés par la censure (russe) de l'époque.
[2] Sauf erreur de ma part, ce texte de Gogol ne serait aujourd'hui disponible que dans le cadre du volume des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
[3] Entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, Gallimard, 2005.

 

 
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