Délire à deux

(1962)

de Eugène Ionesco (1909-1994)


Christophe Feutrier / Conférence de presse du 20 juillet 2010

«  […] c’est un auteur qui me touche particulièrement parce que c’est un homme qui s’oppose, qui s’est toujours opposé. C’est quelqu’un qui est « contre », qui est rétif, qui est rétif à l’ordre établi, rétif à toute forme de pensée dominante. Il l’a toujours été, quitte à en être d’une mauvaise foi confondante parfois, mais avec une rare constance et une poétique insistance : il a toujours été contre les autres, contre la pensée dominante de son milieu, de son univers. »

 « On vit dans une période a-historique, on oublie, on oublie. Ionesco a été un auteur – suite à La Cantatrice chauve (vous faites bien de rappeler Le Roi se meurt) – c’est un auteur qui a été très rapidement universel. Le monde entier a créé Ionesco : les maîtres comme Grotowski, comme Kantor, des metteurs en scène comme Orson Wells, Jean-Louis Barrault, des acteurs comme Lawrence Oliver, comme Madeleine Renaud, ont joué Ionesco. C’est un auteur qui a considérablement – plus que modifié – transformé notre pensée de la dramaturgie,  notre vision de la dramaturgie dès les années 50. Pour en revenir à Délire à deux, c’est à mon sens, une des pièces qui résume les principes de l’écriture et de la pensée ionessienne ou ionesquienne, suivant le terme. Plus que d’autres, cette pièce met en rapport l’Homme face au monde, face à ces fameux autres. Qui sont les autres ? Les autres, ça peut être une minorité, les autres, ça peut être une autre minorité. Par exemple, nous sommes très souvent des acteurs du théâtre public, donc les autres c’est la minorité des gens du théâtre public, et c’est tout le monde, pour nous, et lorsque, pour Ionesco, on n’épouse pas la pensée de « nos » autres, alors ces mêmes autres exercent sur nous une tyrannie, une tyrannie dominante qui est de l’ordre de la terreur physique et sentimentale, je cite de mémoire des termes de Ionesco. On a ça dans Délire à deux, en même temps c’est une comédie, parce que Ionesco voit tout ça avec le regard du poète, il rit de tout ça. Mais cette pièce Délire à deux, plus que d’autres nous met en rapport de l’Homme face aux autres, alors il se trouve que c’est un couple, c’est un couple, ce couple est quasiment une monade, ce couple est opposé au reste du monde, aux autres. »

« […] dans cette pièce, un conflit intérieur […] le couple c’est déjà le conflit, a priori, pour Ionesco, mais un conflit extérieur à l’appartement dans lequel vivent ces deux personnes, surgit ; ce sont des belligérants qui commencent à s’entretuer dans les rues voisines. Alors ce qui est très intéressant effectivement, c’est le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, et Ionesco nous pose cette question qui est de tout temps, finalement : est-ce que c’est le conflit extérieur qui va contaminer notre être profond, et se répercuter dans notre structure familiale ou intime – intime et familial (en l’occurrence il y a deux personnes) – ou est-ce que c’est le conflit intérieur qu’on génère nous-mêmes dans notre relation à l’autre, ou proche, ou à soi-même, qui va contaminer le monde extérieur ? C'est-à-dire est-ce que le conflit est réel ? Est-ce qu’il n’est pas réel ? ça n’a aucune importance finalement pour Ionesco : le conflit peut être réel à l’extérieur et nous influencer à l’intérieur, mais je crois que l’essence même c’est la question de ce qu’on génère nous-mêmes, c’est l’Homme qui est au centre de cette problématique, de cette question. Ce n’est pas la bombe qui explose, c’est l’Homme qui génère – peut-être – cette bombe. Alors on est aussi dans l’autobiographie, parce que Ionesco – on en a peut-être pas assez parlé, et c’est peut-être pour ça qu’il suscite autant d’intérêt aujourd’hui – c’est que c’est un témoin du XXème siècle ; c’est quelqu’un qui, en 1918, avec sa mère, était à Paris sous les bombardements, et ils se réfugiaient dans un endroit très très agréable : c’était la cave. Ce sont des éléments qu’on retrouve par exemple dans Délire à deux. Et puis dans les années 30,  avec effarement il voyait monter le mouvement fasciste de la Garde de fer à Bucarest, il voyait ses amis intellectuels, la massification, les autres adhérer à ce mouvement, il ne pouvait pas à y prendre part. Ensuite, il a vu l’occupation soviétique sur une partie de la Bessarabie, de la Roumanie, puis ensuite, après la Seconde Guerre Mondiale, la répression menée contre les intellectuels roumains par le régime roumain-soviétique, et il s’est également opposé à cet état de fait. […] les éléments autobiographiques de Ionesco qui constituent aussi une des trames de lecture de son œuvre qui est très polyphonique ; Délire à deux est une pièce polyphonique, c’est une comédie polyphonique qui peut parfois avoir les traits d’une comédie boulevardière mais qui en même temps nous retrace les événements du XXème siècle, c’est pour ça, et toute l’œuvre de Ionesco nous retrace, à travers son témoignage personnel, il a vécu ces événements dans son âme et dans son voyage […]. »

« Il y a deux façon de faire face à la peur de la mort : en la célébrant et c’est la tragédie, et en la ridiculisant et c’est la comédie. », Heiner Müller.

« Oui, bien sûr, il y a la vie, il y a la mort, il [Ionesco] disait lui-même : « l’inexistence est sanglante ». C’est un auteur polyphonique, bien entendu, qu’il y a la tragédie, il y a la comédie. C’est une pièce drôle Délire à deux, c’est une pièce qu’on a abordée avec aussi  l’objectif du mouvement, c’est pour ça qu’on a eu un travail extrêmement intéressant avec Philippe Ducou. Il est vrai que dans la pièce les didascalies nous apprennent que la maison leur tombe sur la tête, donc on peut construire un décor et faire tomber des éléments scénographiques sur la tête des comédiens, ça coûte très cher […] La position que j’ai eue dès le départ c’est de générer tout ex nihilo mais comme la pensée de Ionesco, comme cette poésie. La maison est imaginée, tout est imaginé, les objets sont imaginés. C’est vrai que le travail du mouvement, du corps, et au-delà du corps, de la pensée du corps, est très très importante. Je pense qu’en cela on a trouvé le fil pour retranscrire l’univers ionesquien. C’est une perception différente la perception de Ionesco. Je vais vous raconter un souvenir que j’ai, j’ai eu la chance de le rencontrer à deux reprises : on était dans une petite ville de province, il était avec son épouse, Rodica, et il écoutait une lecture publique d’un de ses textes, c’étaient les exercices de conversation et de diction pour étudiants américains qui étaient faits par des élèves-étudiants de la Comédie de Saint-Etienne, et j’étais assis derrière lui et il écoutait cette présentation, et je vois tout à coup il penche la tête et il s’endort. Il s’endort très profondément, c’était très très long, ça a dû durer une éternité, 1h30 au moins, Ionesco ronflait et Rodica, son épouse, observait ; on avait déjà là les deux personnages de Délire à deux en présence, et à la fin du spectacle, les gens applaudissent et Ionesco se réveille un peu perdu, il se retourne vers Rodica son épouse et il lui dit : « Mais qu’est-ce qu’ils font ? » - Ils disent des textes de toi ! « ah… ah… », Et Ionesco tout perdu regardait, un peu comme un enfant, on le convie à monter sur le plateau – et ça c’est extraordinaire – et voilà, la perception de Ionesco est là, il monte sur le plateau et il fait aux comédiens une critique absolument extraordinaire de ce qu’il avait dû voir en rêve. Voilà l’univers qu’on se propose, avec Valérie Dréville et Didier Galas de vous faire partager sur la scène […]. »

« Le paradis perdu de l’enfance est un thème très important oui, il est physique. Ionesco était quelqu’un de très très spirituel. Il se trouve que je crois qu’à l’âge de 16 ou 17 ans, il a eu le sentiment d’apercevoir une grâce, une lumière divine, voilà. Et il se disait, lorsqu’il avait 17 ou 18 ans, le fait d’avoir vu cette grâce, cette lumière divine, me portera toute mon existence et m’empêchera de sombrer dans l’angoisse. Malheureusement, avec les années, avec le temps, avec les voyages, il s’est aperçu que ce souvenir terrible s’estompait ; et c’est toujours cette recherche aussi qu’on trouve dans son écriture, dans sa sensibilité, cette recherche de retrouver, de revenir vers ce moment de paradis perdu, en quelque sorte. Alors on peut appeler ça le paradis perdu de l’enfance, je crois que c’est assez juste parce que il le caractérisait comme ça lui-même. Mais Valérie soulignait son désespoir, son angoisse : elle est là, elle va augmenter, elle va augmenter de plus en plus avec le temps, avec les années, le désespoir va être tellement grand que dans certains moments de lucidité il abandonnera toutes ses idées, il abandonnera toutes ses idées mystiques, il dira : « Finalement, au long de toute ma vie, je n’ai jamais été heureux que ivre. » Ionesco c’est aussi ça, c’est aussi cette rigolade, et une certaine façon, on pourrait dire – avec tout le respect bien entendu – ce foutage de gueule perpétuel dans ce formidable bordel qui est le notre, qui est également le titre d’une de ses pièces d’ailleurs qui est assez proche, qui se rapproche de notre Délire à deux également. »

Ionesco Suite, par La Comédie de Reims

Délire à deux, par Christophe Feutrier en 2010

 
retour page précédente