Sur le théâtre de marionnettes

(1810)

 

de Heinrich von Kleist (1777-1811)

           Alors que je passais l’hiver 1801 à M…, je fis un soir la rencontre, dans un jardin public, d’un certain M. C., engagé depuis dans cette ville comme premier danseur à l’Opéra, où il recueillait un succès extraordinaire auprès du public.

            Je lui dis que j’avais été étonné de le voir à plusieurs reprises dans un théâtre de marionnettes installé sur la place du Marché pour distraire la populace par de petits drames burlesques agrémentés de chansons et de danses.

            Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait beaucoup de plaisir et ne cacha pas qu’un danseur désireux de se perfectionner pouvait en apprendre beaucoup de choses.

            Comme ces propos me semblaient, dans la façon qu’il avait de les formuler, être plus que de simples paroles en l’air, je pris place à côté de lui pour le questionner plus en détail sur les raisons lui permettant d’étayer une aussi étrange affirmation.

            Il me demanda si je n’avais pas effectivement trouvé  particulièrement gracieux certains mouvements des poupées en train de danser, notamment les plus petites.

            Je ne pus nier ce fait. Même Téniers n’aurait pas été capable de peindre plus joliment un groupe de quatre paysans en train de danser la ronde sur un rythme enlevé.

            Je lui posai des questions sur le mécanisme de ces pantins et la façon dont il était possible d’en faire bouger chaque membre et leurs extrémités, comme l’exigeait le rythme des mouvements ou de la danse, sans avoir une myriade de fils au bout des doigts.

            Il me répondit que je ne devais pas imaginer que chaque membre était mis en place et manœuvré séparément par le machiniste aux différents moments de la danse.

            Chaque mouvement, dit-il, a un centre de gravité ; il suffit d’agir sur celui-ci depuis l’intérieur du pantin ; les membres, qui ne sont que des pendules, suivent d’eux-mêmes, sans intervention extérieure, de façon mécanique.

            Il ajouta que ce mouvement était très simple : chaque fois que le centre de gravité est déplacé en ligne droite,  les membres décrivent des courbes ; et l’ensemble, mis en branle de façon purement fortuite, est alors souvent animé d’une sorte de mouvement rythmique qui se rapproche de la danse.

            Cette remarque me parut d’abord jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il disait trouver dans le théâtre de marionnettes. Mais j’étais encore loin de soupçonner toutes les conséquences qu’il allait ensuite en tirer.

            Je lui demandai s’il pensait que le machiniste qui manipulait ces poupées devait être lui-même un danseur ou du moins avoir une notion de la beauté en matière de danse.

            Il me répondit que ce n’était pas parce qu’une chose était simple sur le plan mécanique, qu’il en résultait qu’elle pouvait être exécutée sans la moindre sensibilité.

            La trajectoire que devait suivre le centre de gravité était certes très simple et dans la plupart des cas rectiligne, comme il était fondé à le croire. Dans le cas où elle était courbe, la loi de sa courbure semblait être au moins du premier ordre ou tout au plus du second, et même dans ce dernier cas, elle ne décrivait qu’une ellipse, une forme de mouvement qui était naturelle aux extrémités du corps humain (en raison des articulations), ce qui ne demandait pas un grand savoir-faire de la part du machiniste.

            Mais d’un autre côté cette ligne avait aussi quelque chose de très mystérieux. Elle n’était en effet rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur,  et il doutait qu’elle puisse être trouvée autrement que par un total investissement du machiniste dans le centre de gravité de la marionnette ; en d’autres termes : il lui fallait aussi danser.

            Je lui rétorquai qu’on m’avait toujours présenté cette activité comme quelque chose d’assez prosaïque : un peu comme tourner la manivelle d’un orgue de Barbarie.

            Pas du tout, répondit-il. Les mouvements de ses doigts par rapport au mouvement des poupées qui y sont accrochées correspondent à quelque chose d’assez élaboré, un peu comme la relation qu’entretiennent les nombres avec leurs logarithmes ou l’asymptote avec l’hyperbole.

            Mais entre-temps il avait été amené à penser que même cette parcelle d’esprit dont il avait parlé pouvait être ôtée aux marionnettes, que leur danse pouvait être totalement transposée dans le domaine des forces mécaniques et produite au moyen d’une manivelle, exactement comme je me l’étais imaginé.

            Je lui fis part de mon étonnement de lui voir accorder une telle attention à cette variante d’un bel art inventé pour la masse. Non seulement il la jugeait susceptible de parvenir à un plus grand niveau de développement, fis-je remarquer, mais il semblait aussi y prendre une part active.

            Il sourit et il dit qu’il osait prétendre que, si un mécanicien voulait bien lui construire une marionnette en respectant les exigences qu’il lui soumettait, il saurait lui faire exécuter une danse que ni lui ni aucun autre habile danseur du moment, pas même Vestris, ne serait en mesure d’égaler.

            Comme je baissais les yeux sans rien dire, il me demanda si j’avais entendu parler de ces jambes mécaniques que des artistes anglais avaient mises au point pour les malheureux qui avaient perdu leurs membres.

            Je lui dis que non : je n’avais jamais rien vu de smeblable.

            Je le regrette, me répondit-il, car si je vous dis que ces malheureux dansent avec, je redoute presque que vous ne me croyiez pas. – Que dis-je, danser ! Leur possibilité de mouvement est certes limitée ; pourtant ceux qu’il leur est permis d’exécuter sont accomplis avec un calme, une aisance et une grâce qui plongent dans l’étonnement tout esprit pensant.

            Je lui dis, en plaisantant, qu’il avait donc trouvé son homme. Car l’artiste capable de construire une jambe aussi remarquable saurait sans nul doute lui fabriquer une marionnette complète, conformément à ses exigences.

            Quelles sont donc, lui demandai-je, alors qu’à son tour il regardait le sol d’un air un peu gêné, quelles sont ces exigences auxquelles vous voudriez soumettre l’habileté d’un tel homme ?

            Rien qui ne se trouve déjà ici, répondit-il : harmonie, mobilité, aisance – mais le tout à un degré supérieur ; et surtout avec une répartition plus naturelle des centres de gravité.

            Et l’avantage qu’aurait cette poupée sur des danseurs vivants ?

            L’avantage ? D’abord un avantage négatif, mon excellent ami, à savoir qu’elle ne ferait jamais de manières. – Car l’affectation apparaît, comme vous le savez, quand l’âme (vis motrix) se trouve décalée par rapport au centre de gravité du mouvement. Or comme le machiniste, avec son fil ou son filin, ne commande à aucun autre point qu’à celui-ci, tous les membres sont ce qu’ils doivent être : morts, de simples pendules ne suivant que la seule loi de la pesanteur : qualité admirable que l’on cherche en vain chez la plupart de nos danseurs.

            Vous n’avez qu’à regarder la P…, continua-t-il, lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui : son âme est logée dans ses vertèbres lombaires ; elle se penche comme si elle allait casser, telle une naïade de l’école du Bernin. Regardez le jeune F…, dans me rôle de Pâris, lorsque, debout au milieu de trois déesses, il tend la pomme à Vénus : son âme est carrément logée (c’est effroyable à voir), dans son coude.

            De telles erreurs, ajouta-t-il pour couper court, sont inévitables depuis que nous avons goûté à l’Arbre de la Connaissance. Mais le Paradis est verrouillé et le Chérubin est derrière nous ; il nous faut faire tout le tour du monde pour voir s’il n’y a pas derrière quelque autre accès.

            Je me mis à rire. – C’est un fait, pensai-je, que l’esprit ne peut se tromper quand il brille par son absence. Mais je remarquai qu’il voulait encore me dire quelque chose qui lui tenait à cœur et le priai de bien vouloir continuer.

            Ces poupées, ajouta-t-il, ont en plus l’avantage d’être antigravitationnelles. Elles ne savent rien de l’inertie de la matière, propriété on ne peut plus contraire à la danse : parce que la force qui les soulève est plus importante que celle qui les attache à la terre. Que ne donnerait pas notre chère G…, pour peser soixante livres de moins ou pour qu’un contrepoids de cette importance vienne l’aider à exécuter ses entrechats et ses pirouettes ! Les poupées n’ont besoin du sol que pour le frôler, tels des elfes, et ranimer ainsi l’envolée de leurs membres par cette entrave momentanée ; mais nous, nous en avons besoin pour nous reposer dessus et nous remettre de l’effort de la danse : moment qui, de toute évidence, n’a rien à voir avec la danse et qui n’a d’autre finalité que se faire oublier le plus rapidement possible.

            Je lui dis que, malgré toute l’habileté de son paradoxe, il n’arriverait pourtant pas à me faire croire qu’il y avait plus de grâce dans un mannequin mécanique et articulé que dans la morphologie d’un corps humain.

            Il rétorqua qu’il était tout simplement impossible à l’homme de faire ne serait-ce qu’aussi bien que le mannequin articulé. Dans ce domaine, seul un dieu pourrait se mesurer à la matière ; et c’était là le point où les deux extrémités du monde circulaire se rejoignent.

            J’étais de plus en plus en plus étonné et ne savais que répondre à d’aussi étranges affirmations.

            On dirait, répliqua-t-il, tout en prenant une pincée de tabac, que vous n’avez pas lu avec attention le troisième chapitre du premier Livre de Moïse ; et celui qui ne connaît pas cette période initiale de toute la culture humaine peut difficilement être un bon interlocuteur pour parler des suivantes, et encore moins de la dernière.

            Je dis que je n’ignorais pas les désordres qu’engendre la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de ma connaissance avait, à la suite d’une simple remarque, presque sous mes yeux, perdit son innocence et n’en avait plus jamais retrouvé la paradis, en dépit de tous les efforts possibles et imaginables. – Mais quelles conclusions pouvez-vous en tirer ? ajoutai-je.

            Il me demanda quel était l’incident auquel je faisais allusion.

            Je lui racontai qu’il y a trois ans j’étais aux bains avec un jeune homme dont toute la personne était alors empreinte d’une grâce merveilleuse. Il devait être dans sa seizième année, et c’est à peine si l’on discernait chez lui les premiers signes de la vanité engendrée par la faveur des femmes. Il se trouvait que nous avions vu, quelques jours auparavant, à Paris, cet éphèbe retirant une épine de son pied : le moulage de cette statue est très connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Un regard jeté dans un grand miroir au moment précis où, pour l’essuyer, il mettait le pied sur un tabouret, le lui rappela ; il sourit et me fit part de sa découverte. A vrai dire la ressemblance m’avait aussi frappé au même instant ; mais comme pour tester la sûreté de la grâce qui l’habitait ou peut-être pour corriger un peu sa vanité, je me mis à rire et lui dis qu’i avait des visions ! – il rougit et leva le pied une deuxième fois pour me faire voir ; mais, comme il était facile de le prévoir, la tentative échoua. Décontenancé, il leva le pied une troisième puis une quatrième fois, et ainsi peut-être dix fois de suite : en vain ! Il était incapable de refaire ce mouvement – que dis-je ? les mouvements qu’il exécutait avaient quelque chose de si comique que j’avais du mal à me retenir de rire.

            A partir de ce jour, pour ainsi dire de cet instant, un changement inexplicable se produisit chez ce jeune homme. Il se mit à passer des journées entières devant un miroir et, l’un après l’autre, tous ses charmes l’abandonnèrent. Une force invisible et incompréhensible semblait avoir bloqué le libre jeu de ses mouvements, tel un filet de fer, et au bout d’un an il n’y avait plus chez lui aucune trace de ce charme qui avait enchanté les regards de son entourage. Il existe encore un témoin de cet incident aussi étrange que malheureux et il pourrait vous le confirmer, mot pour mot, tel que je viens de le raconter.

            A ce propos, dit M. C… de façon amicale, il faut que je vous raconte aussi une hitoire dont vous comprendrez aisément quelle place elle a ici.

            Lors de mon voyage en Russie, je me trouvais un jours dans un propriété de M. von G…, un gentilhomme livonien dont les fils s’entraînaient alors assidûment à l’escrime. L’aîné surtout, frais émoulu de l’université, se vantait d’être un as, e un matin que j’étais dans sa chambre il me proposa une rapière. Nous tirâmes, mais il s’avéra que je lui étais supérieur ; la passion s’en mêla et s’ajouta à son trouble ; presque chaque coup que je lui portais faisait mouche, jusqu'à ce que finalement sa rapière aille voler dans un coin. Moitié pour plaisanter, moitié vexé, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître ; mais chacun sur terr trouvait le sien et il allait donc me présenter le mien. Les frères se mirent à rire aux éclats et s’écrièrent : « Allons ! Allons ! Descendons dans la remise à bois ! » et là-dessus ils me prirent par la main et me menèrent devant un ours que M. von G…, leur père, faisait élever dans la cour.

            Lorsque je me retrouvai devant lui, tout étonné l’ours se tenait debout sur ses pattes de derrière, adossé à un pieu où il était attaché, la patte droite levée, prête à frapper, et il me regardait droit dans les yeux : c’était sa position d’escrime. Je ne savais pas si je rêvais en me retrouvant face à un tel adversaire. « Tirez, tirez, me disait cependant M. von G…, et essayez de voir si vous pourrez l’estoquer ! » Revenu un peu de mon étonnement, je poussai une botte ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. Je tentai de l’abuser par des feintes, l’ours ne bougea pas. Je fondis à nouveau sur lui avec une si soudaine agilité que j’aurais infailliblement touché une poitrine humaine : l’ours fit un bref mouvement de la patte et para je coup. Je me retrouvais presque maintenant dans la situation du jeune von G… Le sérieux de l’ours finit par me désorienter, j’alternai les coups et les feintes, ruisselant de sueur : peine perdue ! Non seulement l’ours, pareil au meilleur escrimeur du monde, parait toutes mes attaques mais il ne réagissait à aucune de mes feintes (ce que ne fait aucun escrimeur au monde) : le regard fixé dans le mien, comme s’il pouvait lire dans mon âme, il était là, debout, la patte levée, prête à frapper ; et quand mes attaques n’étaient pas portées pour de vrai, il ne bougeait pas.

            Est-ce que vous croyez à cette histoire ?

            Bien sûr ! m’écriai-je avec une joyeuse approbation, de n’importe quel étranger, tant elle est vraisemblable : à plus forte raison de vous !

            Eh bien, mon excellent ami, dit M. C…, vous voilà en possession de tout ce qu’il vous faut pour me comprendre. Nous voyons que, dans le monde organique, la réflexion perd en éclat et en force à mesure que la grâce apparaît plus rayonnante et plus souveraine. – Mais tout comme l’intersection de deux lignes située du même côté d’un point se retrouve soudain de l’autre côté après avoir parcouru l’infini, ou comme l’image concave dans le miroir se retrouve, après s’être éloignée à l’infini, juste devant nous : de la même façon, c’est lorsque la connaissance a pour ainsi dire parcouru un infini que la grâce est retrouvée ; de sorte qu’elle apparaît simultanément et de la façon la plus pure dans la constitution d’un corps humain ne possédant aucune conscience ou bien alors une conscience infinie, c’est-à-dire le pantin articulé ou le dieu.

            Par conséquent, dis-je un peu songeur, il nous faudrait goûter encore une fois à l’Arbre de la Connaissance pour retomber dans l’état d’innocence.

            Effectivement, répondit-il ; c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde.


Téniers le jeune, Grange avec chèvres


Téniers le jeune, Un artiste dans son atelier


Téniers le jeune, Le rémouleur

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