Le Retour au désert (1988)
de Bernard-Marie Koltès (1948-1989) mise en scène Murielle Mayette, 2007 |
|
L’impossible égalité des êtres Deux personnes qui s’aiment, qui ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre mais qui n’arrivent pas à se le dire : c’est le frère et la sœur du Retour. Koltès met le doigt sur les nerfs. Il est saisi par un profond sentiment d’injustice, une souffrance née d’une iniquité qu’il ressent, qu’il éprouve profondément. Il est en proie à une volonté de s’échapper, de fuir. Sa souffrance est palpable. Tous ses personnages du Retour s’inscrivent dans une recherche d’identité et de reconnaissance : « Quelle est ma patrie ? », demandent-ils tous. Les enfants, le grand parachutiste noir, comme Mathilde ou Adrien, cherchent leur patrie. Ils cherchent des murs qui les protègeront, les abriteront. Koltès se situe entre la volonté de faire tomber les murs, cette difficulté à les dépasser, et le désir de murs solides, le besoin de refuges. Koltès interroge les frontières, les règles du jeu dont il ne comprend plus rien. Entre les frères et les sœurs, le lien n’a pas été choisi mais il nous définit. Qu’il soit heureux ou non, ce lien est sécurisant. Ils ont besoin l’un de l’autre, et leur fratrie reste leur seul repère, leur seul pays. Koltès a pris tous les chagrins du monde sur les épaules. Il veut être un frère de la race humaine. Je pense qu’il va trouver chez le réel assassin Roberto Succo, dont il écrit la pièce Roberto Zucco juste après Le Retour, la figure du criminel qui transgresse les lois en tuant son père et sa mère, et qui finit par se déshabiller sur le toit de la prison en narguant la société. À la fin du Retour, deux enfants noirs naissent. On peut comprendre que c’est le début d’une fraternité possible. Même si madame Queuleu y voit une catastrophe. Tout est possible. Il n’y a pas de jugement de la part de Koltès. Une catastrophe peut être une renaissance. Une renaissance peut être une catastrophe. La comédie féroce Le Retour au désert, écrit pour Jacqueline Maillan et Michel Piccoli, offre une place à de vrais numéros de clowns. Koltès crée des duos de personnages qui ne parviennent pas à se parler, qui ne savent pas être ensemble, et les situations, qui semblent d’une simplicité réelle, sont exploitées longtemps, s’étendent. Elles nous permettent peu à peu, sur la durée, de comprendre d’autres choses plus graves, plus intimes. Et la forme clownesque cède le pas à un sens caché, profond. Quand l’une des figures refuse de répondre aux questions d’un autre personnage, pourtant très insistant, en expliquant qu’il ne veut pas aborder son intimité, il se dévoile peu à peu, et se livre intimement. Et le comique permet à Koltès d’aborder des sujets profondément douloureux, il permet de rire du malheur, d’en être protégé, distancé. La simplicité du système est désarmante, d’autant plus que ce système réunit des protagonistes d’une complexité profonde ; et tous sont faits de contradictions. Leur dimension humaine provient de la poésie de toutes ces contradictions. Koltès écrit une pièce comique car il sait que le théâtre ne peut toucher les gens que s’il n’est pas ennuyeux, complaisant ou simplement convenu. Il haïssait l’ennui au théâtre, au point qu’il avait renié ses premières œuvres. Le contre-réalisme Le Retour exploite des situations d’ordre banal, quotidien. Mais il ne s’agit jamais pour Koltès d’écrire une pièce réaliste. La pièce ne fait jamais appel à la psychologie. Koltès préfère le rythme rapide, chaotique. Il opte pour des phrases complexes, construites en spirales, qui se développent depuis un détail pour arriver au cœur du sujet. La rapidité du rythme doit l’emporter, mais les personnages, s’ils parlent beaucoup, ne doivent jamais devenir des figures à paroles, des créatures bavardes avec des mots plein la bouche. Je veille à ralentir le rythme de la parole. Nous travaillons tous à trouver l’équilibre. Car les corps doivent être véritablement dessinés, il y a en eux une théâtralité shakespearienne. Sur le plateau, nous nous emparons du strict nécessaire. Un lit unique représente une chambre, et l’art de l’acteur consiste à tout nous faire voir et comprendre. Nous allons exploiter chaque chose jusqu’au bout de ses possibilités : qu’il s’agisse d’une valise, d’une échelle, d’une chaussure, d’un escalier, d’un mur… Cela relève aussi de l’art du clown. Une œuvre de genre hétéroclite Koltès vient de traduire Le Conte d’hiver de Shakespeare, il est sous l’influence du souffle élisabéthain. Son écriture exploite des procédés comiques qu’il a étudiés par ailleurs dans le vaudeville ou dans le théâtre classique, notamment dans les grandes comédies de Molière. Il use de tous les procédés. On passe de la fantaisie onirique du Songe d’une nuit d’été à un comique de répétition digne des grandes pièces de boulevard. Cette liberté et cette profusion de styles et de tons font la singularité de son œuvre, son étrangeté. Koltès, sur tous les sujets, nous « désinstalle ». C’est son projet : nous désinstaller par sa langue, par la construction de ses phrases, par des situations poussées à l’extrême, par des changements de styles permanents. L’émotion n’est jamais frontale. Elle passe par le rire et la distance. Koltès n’est ni didactique ni complaisant, il ne se positionne pas en juge, il ne dénonce pas la lâcheté, le racisme, la souffrance, la bêtise, ou l’incapacité à dire l’amour. Il les raconte en poète. Muriel Mayette Bernard-Marie Koltès et Le Retour au désertCe que l’on retient le plus souvent du Retour au désert – en dehors du fait que la pièce ait été créée par Patrice Chéreau – c’est que Bernard-Marie Koltès avait tenu à ce que les deux rôles principaux d’Adrien et de Mathilde soient interprétés par Michel Piccoli (ce qui n’étonna personne) et Jacqueline Maillan, la reine incontestée du boulevard français. Le choix de Maillan fit couler beaucoup d’encre. Koltès avait 40 ans lorsqu’il écrivit la pièce, en 1988. À cette époque, il possédait une grande maturité d’auteur dramatique, avait fait de longs et nombreux voyages à travers le monde – voyages qui avaient inspiré et donné leur tonalité à beaucoup de ses œuvres – et se savait atteint par le sida. Il mourra un an plus tard, le 15 avril 1989, sans avoir pu assister à la création de sa dernière pièce, Roberto Zucco (ni à Berlin par Peter Stein, ni à Lyon, par Bruno Boëglin). Depuis peu de temps, et après des années d’instabilité matérielle, le théâtre lui permettait enfin de bien gagner sa vie. Son « combat » avec le genre théâtral – une forme qui, selon lui, posait suffisamment de contraintes pour stimuler, voire justifier, l’acte même d’écrire – ne lui avait pas toujours apporté que des satisfactions. Entre 1970 et 1977, il avait écrit un certain nombre de pièces – Les Amertumes, La Marche, Procès ivre, L’Héritage, Récits morts, Des voix sourdes, Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet et Sallinger – auxquelles il finit par trouver suffisamment de défauts pour ne pas vouloir les publier. C’est avec La Nuit juste avant les forêts – créée en 1977 dans le festival off d’Avignon dans sa propre mise en scène et avec Yves Ferry, pour qui ce monologue avait été écrit – que commença ce mouvement si singulier et si remarquable de son écriture, mouvement qui fait de lui aujourd’hui encore l’auteur le plus admiré de sa génération, en France comme à l’étranger. Laurent Muhleisen |
Avec : Thomas Blanchard, Martine Chevallier, Yves Bernard (Décors) , Michel Portal (Musique)
|
![]() |
---|