Thomas Ostermeier

(1968-

né le 3 septembre

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La 70e édition du Festival d’Avignon commence mercredi 6 juillet 2016. Le dramaturge allemand Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, n’y participe pas cette année, mais il vient de signer à la fois une mise en scène inédite de La Mouette, au théâtre de l’Odéon, et un livre passionnant, intitulé Le Théâtre et la peur (éditions Actes Sud). Dans cette pièce comme dans cet ouvrage, il poursuit son travail de réflexion et de création d’un théâtre intimement politique, cherchant à avoir prise sur le monde, même par « gros temps ». Que peut encore le théâtre dans la cité ? Comment renouer le lien entre la scène et le réel ? Quelle esthétique pour quelle politique ?

Vous publiez un livre intitulé Le Théâtre et la peur, qui rassemble un long entretien et différents textes, dont l’un, intitulé « Du théâtre par gros temps », dans lequel vous écriviez : « Pourquoi ne discutons-nous pas des changements sociaux et politiques dévastateurs de ces vingt dernières années avec la même passion que nos petites histoires de couple ou de baise ? » Quel théâtre faire par temps de crises, comme celles, financière ou des frontières, que l’on a connues ces dernières années ?

Sans crise, le capitalisme ne peut fonctionner, parce qu’il est dans un processus de destruction permanente, mais aussi parce que ces crises sont nécessaires pour nous faire peur et nous faire accepter ce que le système économique exige de nous. Le titre du livre est un clin d’œil à un texte d’Antonin Artaud que j’admire, « le théâtre et la peste », mais il s’agit d’abord d’exprimer ce que je veux montrer sur scène, à savoir la peur qui traverse toute les classes moyennes dans nos sociétés, qui craignent de perdre à la fois leur statut social et leur travail.

Aujourd’hui, le capitalisme a besoin de cette peur pour installer une situation d’angoisse qui entrave nos possibilités d’agir. C’est cette angoisse que mon théâtre cherche à surmonter, en mettant en scène cette peur, comme je l’ai fait en montant les pièces d’Ibsen, dans lesquelles les personnages se débattent dans des problèmes d’argent ou de crédits qui résonnent avec notre situation contemporaine.

Si les crises que nous vivons suscitent des peurs, elles sont aussi des moments de manifestations de conflits qui existent depuis longtemps, mais éclatent désormais à la surface. Quand on a été élevé dans une tradition marxiste, on pourrait même se demander pourquoi il n’y a pas davantage de protestations politiques, davantage de réfugiés, davantage de terrorisme en Europe, surtout quand on est conscient de ce que l’Occident a fait au reste du monde depuis le XIXe siècle. Cette violence qu’il a exercée dans le monde pendant des décennies fait aujourd’hui retour, et cela peut susciter l’effroi, la paralysie ou la crispation.

Mais, paradoxalement, la situation est pour moi aussi remplie d’espoir, parce qu’une société où les conflits et les contradictions sont visibles en pleine lumière est une société en mouvement. Quand on a connu, comme moi, lorsque j’étais jeune, l’ennui total des années 1980 et le discours sur la fin de l’histoire après la chute du mur, j’ai le sentiment que des choses se mettent en mouvement et que le théâtre peut, et doit, participer de ce mouvement.

Même si vous vous méfiez de l’idée de faire un théâtre « engagé », votre théâtre est intimement politique. Pourriez-vous préciser la nature de cette politique du théâtre ?

Je veux faire un théâtre qui parle aux gens qui se trouvent dans la salle, et non un théâtre qui prétendrait faire l’éducation des gens qui ne sont pas dans la salle. Je me méfie d’un théâtre engagé, professoral, où les personnes sur scène penseraient en savoir plus que celles présentes dans la salle. C’est pour cela que je désigne mon théâtre comme « autocritique », dans le sens où je ne veux pas me contenter de répéter sur scène quelque chose que les médias ont déjà formulé des dizaines de fois, mais aller creuser mes propres contradictions et celles qui m’environnent.

Même si je viens de la classe ouvrière, je fais aujourd’hui partie de cette classe moyenne, je suis un artiste payé par la bourgeoisie, et, si mon théâtre est politique, c’est en exposant, à travers le théâtre, les contradictions intimes que je porte en moi et en les confrontant à la réalité. Afin d’éviter, comme je le disais dans ce texte sur le « théâtre par gros temps » que nous soyons seulement « les bouffons modernes d’une élite qui accepte que nous nous moquions d’elle afin de jouir du privilège d’apparaître tolérante et capable de rire d’elle-même ».

Mon théâtre est celui de quelqu’un qui croit que l’approfondissement de l’analyse des contradictions qu’il porte en lui peut permettre de regarder et de faire ressentir les contradictions de la société qui l’entoure. Pour moi qui ai été élevé dans une tradition catholique, la salle de répétition fonctionne comme un espace de confession, où l’on ose exposer ce qui nous traverse. Quand je vais au théâtre, je veux être confronté avec les situations, les choses, les questions auxquelles je n’étais pas confronté auparavant. Et je crois que les grands textes classiques, surtout Shakespeare, aident à cela. Richard III, par exemple, nous amène dans les abysses humains les plus violents qui soient. Le théâtre me confronte aux phénomènes qui se situent au plus profond de moi-même : la violence, le sexe, la séduction, le pouvoir, les choses immorales… Nous avons tous, en nous, une monstruosité qui fait partie de l’être humain, même lorsque nous croyons être civilisés. Il suffit de regarder la guerre dans les Balkans, pendant laquelle nous avons vu des sociétés européennes et civilisées basculer dans l’horreur totale, les viols collectifs, les meurtres féroces…

Vous écriviez en conclusion de votre texte sur « le théâtre par gros temps » que « par son financement public, le théâtre institutionnel échappe encore à la logique de la compétitivité, même s’il est vrai que les considérations de rentabilité gagnent du terrain » et que « peut-être la société reprendrait-elle un peu confiance en elle si elle s’offrait quelques bouffons assez hardis pour lui tendre un miroir, la remettre en question, la moquer sans retenue ». Mais comment le théâtre peut-il alors continuer de travailler pour la « libération de l’homme », selon vos mots, alors que vous avez décrit, à plusieurs reprises, une crise des contenus et une crise esthétique du théâtre contemporain, dans lequel les ingrédients d’une « avant-garde affadie composent une bouillie scénique qui passe pour le parangon du théâtre moderne » ?

Cette sombre description constituait une critique destinée à améliorer la situation du théâtre, qui n’était pas complètement désespérée. Mais, pour que cet art se renouvelle toujours, il faut le soumettre à une critique permanente et pertinente. Comme je le disais, pour moi, les conflits qui traversent l’Europe et le monde sont présents depuis longtemps, mais ils apparaissent désormais en pleine lumière et cela, à mon avis, aide le théâtre, parce que cela l’oblige à renouer un lien avec la réalité.

Le théâtre permet de partager, sur un temps plus long que celui de l’actualité où l’on cherche des réponses immédiates, et sur un mode plus intime qui évite de nous faire croire que nous serions extérieurs à ce qui arrive dans le monde, des questionnements profonds sur la société, la politique, le pouvoir, l’amour, la mort, la possibilité de vivre ensemble…

À la Schaubühne, nous tentons d’offrir d’autres perspectives sur le fonctionnement des sociétés, un regard plus critique que celui offert par les médias, non seulement à travers des pièces de théâtre qui peuvent s’adresser intimement à celles et ceux qui les regardent, mais également à travers des espaces de discussion pour échanger avec des penseurs, comme le philosophe Alain Badiou, ou le sociologue Heinz Bude qui s’intéresse, dans une série de débats présentés à la Schaubühne la saison prochaine, au destin de l’Europe et à sa possible fin.

Une autre de vos interventions, reprise dans Le Théâtre et la peur, intitulée le « théâtre à l’ère de son accélération » commence par ces mots : « Chaque mouvement essentiel des réformateurs du théâtre du XXe siècle a été une tentative de réactiver le cordon ombilical entre le théâtre et réalité. » Comment réactiver, aujourd’hui, le lien entre théâtre et réalité, alors qu’en son temps Bertolt Brecht demandait à ses comédiens de se confronter au réel en assistant à des audiences judiciaires ou en allant dans les usines, afin de rendre compte en connaissance de cause du comportement de leurs contemporains ?

On se trouve dans la même situation qu’à l’époque de Brecht, mais avec une problématique différente et c’est vrai que mes acteurs ne vont pas les usines. De toute façon, il n’y en a presque plus à Berlin…

La réponse des années 1990 à cette déconnexion entre ce qui se produisait dans la rue et sur scène a été le « théâtre des amateurs », ou, pour reprendre les termes du collectif allemand Rimini Protokoll, celui des « experts du quotidien ». Comme les comédiens de théâtre n’arrivaient soi-disant plus à représenter sur scène une certaine réalité de la vie ou du travail et ne savaient plus comment incarner ce qui se passait dans une entreprise ou un hôpital, une vague de metteurs en scène, parmi lesquels on compte aussi le Suisse Milo Rau, ou l’Allemand Hans-Werner Kroesinger, ont mis en œuvre ce qu’on a appelé un théâtre documentaire, en faisant monter sur scène des « experts du quotidien ». Pour parler de la crise financière, on allait par exemple chercher des directeurs ou des employés de banque. Le succès de ce théâtre illustrait à sa manière la crise du théâtre traditionnel.

J’ai été fasciné par ce type de théâtre, mais j’essaie de répondre à la crise du théâtre traditionnel autrement, parce que je crois à la force de la tragédie, à la force d’un théâtre dramatique, qui plonge les acteurs et les personnages dans des situations de conflits. Autrement, on a vite fait de se complaire dans quelque chose de maîtrisé et de beau, mais qui ne rend pas compte de la réalité. Pour moi, il faut des situations de crise, où la vie est mise en question de façon existentielle, pour comprendre à quel point l’homme est un animal. C’est d’abord cela, mon idée du théâtre : comprendre ce qui se trouve derrière le vernis de la civilisation en mettant les personnages dans des situations telles que les masques tombent.

 

 
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