L'histoire du soldat

(1917)

 

de Stravinski (1882-1971)

Nous sommes en 1917. L'Europe est ravagée par la guerre. Fuyant conflits et révolutions, Stravinski s'est réfugié en Suisse, sur les bords du Léman. Privé de ses soutiens habituels (dont celui de Diaghilev, lui aussi exilé), c'est le célèbre chef d'orchestre suisse Ernest Ansermet qui lui présente le poète Charles Ferdinand Ramuz. De cette rencontre naîtra l'un des plus grands chefs d'œuvre du vingtième siècle : L'histoire du soldat. À la fois conte musical et pièce de théâtre musical (l'une des premières du genre, sinon la première), les génies des deux hommes s'y trouvent magnifiquement unis. Le verbe de l'un - qui joue avec aisance des différents registres langagiers, métamorphosant avec une formidable poésie une imagerie bucolique en un enfer diabolique - et la musique (de chambre) de l'autre, colorée et virtuose, dansante et hautement expressive de l'autre, sont le véhicule d'un conte moral au fort parfum faustien - même s'il est en réalité inspiré d'un conte traditionnel russe. Les accents jazz et le souffle musical qui souffle sur la partition permet même de faire passer des maximes que d'aucun pourraient trouver simplistes. Des petites phrases dans le genre de celles qui peuvent émailler Le petit prince : « Un bonheur, c'est tout le bonheur, deux, c'est déjà trop » ou encore « Tu as plus que le nécessaire puisque tu as le superflu ! » - mais dont les inconditionnels, dont votre serviteur est, indéniablement, s'émerveillent toujours.

Dès sa conception, L'histoire du soldat est conçue comme un spectacle intimiste : sept musiciens (clarinette, basson, cornet à piston, trombone, la contrebasse et les percussions figurent la « section rythmique », sans oublier le violon, extrêmement soliste et virtuose, qui incarne musicalement le soldat), un récitant - qui peut éventuellement se diviser en trois rôles distincts : un récitant et deux comédiens (le soldat et le diable). Un effectif réduit qui permettait à l'œuvre de tourner dans tous les théâtres des environs de Lausanne.

Ce format un peu bâtard de « théâtre ambulant » en fait une œuvre souvent entendue, mais rarement mise en scène - ou alors assortie d'une mise en espace assez sommaire - mais il en fait aussi un ouvrage parfait pour les ambitions et l'imagination de l'Arcal. Fondé en 1983 par le metteur en scène Christian Gangneron, installé depuis 2000 rue des Pyrénées à Paris, cet Atelier de Recherche et de Création pour l'Art Lyrique (association loi 1901) se donne pour mission d'amener le lyrique à un public qui n'a pas l'habitude de le voir, là où on n'a pas l'habitude de l'entendre - mission qui se double dès le départ d'une vive ambition pour la création et la formation des jeunes artistes. Les succès de l'Arcal ne se comptent plus tant ils sont nombreux et certains ouvrages n'ont vécu, ces dernières années, que grâce à eux ou presque (souvent des opéras de poche, comme Pauvre Matelot de Darius Milhaud) - et ses membres et artistes associés sont autant de héros du quotidien qui font vivre l'opéra et la musique hors des chemins battus.

Confié aux bons soins du metteur en scène Jean-Christophe Saïs, l'ouvrage prend des couleurs inaccoutumée et pour le moins acrobatiques - avec notamment un numéro mi-poétique mi-drolatique de vol sur corde de Mathieu Genet (le Soldat) - mais laisse toutefois à la musique son rôle essentiel dans la narration. Dans le conte, en effet, l'âme du Soldat est symbolisée par son petit violon, dont il joue avec une aisance époustouflante (ici la superbe Noëmi Schindler) - un petit violon qu'il cède au diable en échange d'un livre « qui se lit tout seul, c'est un livre, on n'a pas besoin de savoir lire pour le lire, on l'ouvre et on en tire, des titres, de l'argent, de l'or » (bien sûr, notre brave soldat ne s'apercevra de la supercherie que bien plus tard, quand il réalisera ce à quoi il a ainsi renoncé à son insu). Jean-Christophe Saïs fait même un pas de plus : ce n'est plus simplement le violon, c'est la musique qui, toute entière devient actrice, à la fois motrice et narratrice, de l'intrigue. Qui la maîtrise détient tout le pouvoir. Pour cela, il demande même au chef d'orchestre Laurent Cuniot, d'assumer la direction musicale du projet, d'incarner le Diable ! Affreusement grimé (on croirait le Docteur Folamour), Laurent Cuniot devient ainsi comédien, suivi par ses musiciens qui évoluent eux aussi sur la scène - jouant d'ailleurs souvent par cœur, voire dans le noir ! Sans, d'ailleurs, que leur jeu s'en trouve outre mesure dérangé, ce qui n'est pas le moindre tour de force de cette production.

Le pouvoir de vie et de mort de la musique s'exprime enfin par la grâce de la danseuse Raphaëlle Delaunay - qui incarne l'incontournable Princesse que l'on trouve dans tous les contes et que Jean-Christophe Saïs a pris la liberté de faire apparaître sur le plateau (dans la version de Stravinsky et Ramuz, la princesse n'est qu'une figure fugitive, dont on parle mais qu'on ne voit pas). Affectée d'un mal mystérieux, elle est guérie par le soldat et son violon - et Raphaëlle Delaunay l'illustre avec une pointe de fantaisie et d'humour au travers d'une danse frénétique, qui la soulève de sa couche et la fait se jouer de son sauveur avec malice...

Jérémie Szpirglas


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