La Voie de Bro

(2004)

de Vladimir Sorokine (1955-

 

Vladimir Sorokine vu par son traducteur
Par André Clavel (L'Express), publié le 14/01/2010

Bernard Kreise, son traducteur, parle de ce grand écrivain russe en délicatesse avec le pouvoir.
En février paraît aux éditions de L'Olivier La Voie de Bro, un roman de Vladimir Sorokine. Le livre raconte la vie du fondateur de la secte des adorateurs de la glace tombée du ciel en 1908. Elle infiltre le pouvoir stalinien, notamment les services de répression. Puis le récit dérive peu à peu pour montrer comment le totalitarisme se diffuse dans toute la société. Sorokine dévoile le rapport entre les totalitarismes allemand et soviétique, où les écrivains doivent être des "ingénieurs des âmes" et les hommes, des machines efficaces. "Ce qu'évoque Sorokine, c'est un pouvoir confisqué par un petit groupe au fonctionnement clanique, absolutiste, et sa démonstration reste actuelle, affirme Bernard Kreise, son traducteur en français. D'une écriture étonnante, ce livre rappelle les souvenirs de jeunesse de Nabokov, dans la grande tradition russe." 

Quelle place Vladimir Sorokine occupe-t-il sur la carte de la littérature russe ?
Bernard Kreise
: Son rôle est essentiel. Né en 1955, il a commencé à écrire à la fin de la période soviétique et il bouscule allègrement les normes établies, tout en étant un grand styliste. Ce qu'il apporte de neuf, c'est une liberté de ton unique. Sans la moindre censure, il va jusqu'au bout de ses choix et son côté iconoclaste est considérable, que ce soit par rapport à l'histoire de son pays, aux auteurs du passé ou au pouvoir actuel. Ses livres se vendent bien en Russie et ils sont traduits dans de nombreuses langues. Il est également scénariste, dramaturge et librettiste : il a écrit le livret de l'opéra de Dessiatnikov, Les Enfants de Rosenthal, dont la création a été donnée au Bolchoï en 2005. 

Y a-t-il des difficultés particulières pour le traduire ?
C'est particulièrement difficile ! Il maîtrise tous les styles, du plus classique au plus fou, et il est aussi capable de parodier les grands auteurs de son pays, ce qu'il fait, par exemple, dans Le Lard bleu, l'un des romans les plus ravageurs de toute la littérature russe. Et pour exprimer le retour du refoulé propre à la société russe actuelle, il joue dans certains livres sur une langue archaïsante, difficile à rendre en français.

Quelles sont ses relations avec le pouvoir ?
Mauvaises. Les jeunesses poutiniennes ont manifesté contre lui et jeté un de ses livres dans une cuvette de WC. On lui a intenté un procès pour pornographie. Dans Journée d'un opritchnik comme dans La Glace, il dépeint la violence du pouvoir, son hypocrisie, son utilisation de l'Église orthodoxe et du nationalisme russe. Et dans Le Lard bleu, il règle ses comptes avec le stalinisme de façon radicale, alors que le pouvoir souhaite réhabiliter Staline.

L'express.culture

Si La Glace s’ancre en partie dans la Russie post-soviétique, sous la forme d’une société consumériste et corrompue, La Voie de Bro s’en prend encore au régime communiste par le filtre de l’allégorie. L’allégorie, comme l’histoire ou l’anticipation, permettent de regarder le présent, mais à distance. Aujourd’hui, il n’y a pas un seul roman qui puisse décrire la Russie actuelle. Ça n’existe pas. A l’époque de la Révolution russe, il n’y avait pas un roman qui en parlait. Ils sont venus plus tard. Et c’est bien elle qui irradie le centre de l’œuvre de Sorokine : l’année 1917 et le trauma qu’elle imprima pour toujours à la société russe. Par elle, Bro, futur gourou et tyran politique, perd toute sa famille au début du roman. Après quelques pages d’une pureté proustienne sur le paradis perdu de l’enfance, un monde et tout ceux qui l’habitent partent en charpie pour arborer une nouvelle couleur : rouge.
On se demande si un écrivain, avant Sorokine, a su représenter la Révolution russe avec une telle ampleur ; qui, avant lui, a pu si bien en traduire le désastre en équation narrative.

extrait Les Inrocks - Sorokine, l'âme russe - 20 février 2010

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