Vladimir Sorokine

(1955-

31 mars, à Moscou

La Queue, (1987), 1994

Les Coeurs des quatre, 1994

Claustrophobie

Roman (Роман) (1994, publié en France, Verdier en 2010)

Dostoïevski-trip (1997, publié en France, Les Solitaires intempestifs en 2001)

Le Lard bleu (Голубое сало) (1999, publié en France en 2002)

La Glace (Лёд) (2002, publié en France en 2004)

La Voie de Bro (Путь Бро) (2004, publié en France en 2010)

23000 (23000) (2005)

Journée d'un opritchnik (День опричника) (2006, publié en France en 2008)

Kapital, 2007

Le Kremlin en sucre (Сахарный Кремль) (2008, publié en France en 2011)

La Tourmente (publié en France en 2011)

A 17 ans, il souhaite acheter un album des Rolling Stones, et on le lui interdit : “Quand j’étais petit garçon, je pensais que je vivais dans une société idéale. La propagande soviétique était parfaite. On nous disait qu’elle était la plus progressiste, qu’on était tous égaux, que Lénine était le nouveau Sauveur. Des millions de gens vivaient avec cette idée. Les problèmes ont commencé quand j’ai pris conscience qu’il existait un autre monde.

Sorokine fait des études d’ingénieur mais sait déjà qu’il veut écrire : “Je voulais comprendre comment l’être humain peut être assez souple, malléable, pour survivre dans une société niant l’individu.” Il s’agit pour l’écrivain d’infiltrer un système totalitaire par la fiction afin d’en démonter les rouages. Mes romans ne dénoncent pas le totalitarisme, ils posent simplement la question. Il n’y a pas de didactisme derrière. J’ai une approche phénoménologique de cette question. Ce qui est important, c’est de montrer comment marche un phénomène, et non de donner une solution ou une recette.

* extrait Les Inrocks - Sorokine, l'âme russe - 20 février 2010

 

Pornographe, provocateur [(il a décrit des scènes de copulation entre Khrouchtchev et Staline…), le romancier répond par une pirouette : “Jusqu’à ce jour, ni les petits-enfants de Staline, ni ceux de Khrouchtchev ne m’ont traîné en justice. (…) Un provocateur, c’est un exhibitionniste. Moi je suis plutôt un voyeur. Je n’ai aucun tabou quand j’écris.”* ], vulgaire, génial, Vladimir Sorokine est l'un des auteurs contemporains russes les plus controversé. Sa langue âpre et acerbe, maltraitant ses illustres prédécesseurs tels que Gogol, Platonov ou encore Tchekhov a néanmoins réussi à faire de lui un auteur respecté partout dans le monde.
Car au-delà de brutalité dont il fait preuve, Sorokine propose une étude chirurgicale de notre rapport au mal et au fantasme de la perfection imposée, malgré elle, par la tradition.
Dans Dostoïevski-trip, sept individus accros à la littérature se retrouvent dans le roman l'Idiot après avoir pris du « Dostoïevski ». Ici encore, l'écriture bouscule les idoles, les défigure, les rend monstrueuses mais toujours pour permettre à la transgression de les connaître réellement et pour que le poids de la littérature passée n'étouffe plus.

 

«Je refuse de faire du roman une relique de musée», déclare Vladimir Sorokine, sans autre forme de procès. S’il maudit aujourd’hui ses quelques cheveux blancs, celui que l’on surnomme l’enfant terrible des lettres russes n’a rien perdu de son éloquence tapageuse. À l’instar d’un Pelevine ou d’un Erofeev, il est de cette génération d’auteurs qui dérangent. De ceux à qui les jeunesses poutiniennes, trois ans après la sortie du Lard bleu, intentaient un procès pour pornographie. De ceux qui s’attiraient encore les foudres de l’État avec Journée d’un opritchnik, délire dystopique où il imaginait le quotidien d’un officier du futur, entre barbarie, prières et orgies, dans une Russie à mi-chemin entre celle de Poutine et celle d’Ivan le Terrible (1547- 1584). «Je suis effaré par la régression de la société. Nous sommes dans la même situation qu’à la veille de la mort de Brejnev. Aujourd’hui la parole est encore libre, mais pour combien de temps ?» On retrouve toujours chez Vladimir Sorokine cette conscience inquiète de l’Histoire, dont découle toute une réflexion sur la forme. Et si son oeuvre s’apparente souvent à une machine de guerre contre le pouvoir en place, la parution simultanée en France de Roman et de La Voie de Bro, deux textes écrits à quinze ans d’intervalle, montre bien que la virulence du discours politique ne va pas sans conséquences sur le genre romanesque.

Ainsi de Roman, composé en 1994, qui met en scène le crépuscule de la Russie du XIXe siècle, «une civilisation détruite par les bolcheviques», à travers la destinée de ce personnage éponyme ô combien romanesque. Dans ce texte monumental, Vladimir Sorokine tricote joyeusement les lieux communs de l’âme russe, rythmant la formation du héros de morceaux de bravoure à la gloire des grands maîtres du passé, Tourgueniev en première ligne - avant de tout faire valser sous les coups de hache de Roman. Il suffit d’une morsure pour que le tableau idyllique se rature de lui-même et conduise le héros à un jeu de massacre aussi féroce que jouissif. Tout se passe comme si le canevas du Bildungsroman et la tradition du réalisme classique étaient tenus de mettre en scène leur propre mise à mort. Et si, à l’instar d’Eugène Onéguine, la chute de Roman paraît inévitable, c’est que le grand roman russe est voué à l’implosion : « Roman convulsions. Roman vaciller. Roman convulsions. Roman vaciller. Roman bouger. Roman convulsions. Gémir roman. Roman bouger. Sursauter Roman. Roman convulsions. Roman bouger. Roman convulsions. Roman mort. »

Réécrire l’histoire de la Russie, c’est toucher à la fois le politique et le littéraire. Car le personnage romanesque, explique Vladimir Sorokine, est toujours «le produit d’un système étatique». Ainsi faut-il interpréter ces constantes variations génériques, thématiques ou stylistiques qu’il orchestre avec virtuosité. Cette instabilité fondamentale qui reflète non seulement les errances du XXe siècle russe mais les métamorphoses du langage qui lui sont corollaires. «J’utilise à dessein une multitude de formes, toutes associées à une époque, qui ont été en quelque sorte privatisées par mes aînés.» Bien au-delà de l’hommage, la référence à Pouchkine ou la citation de Tchekhov permettent en effet d’établir des jalons historiques. Et l’on ne sera pas surpris de voir surgir, dans Roman comme dans La Voie de Bro, une pléiade de clins d’oeil ou de pieds de nez aux « mammouths » des lettres russes. Comme cette scène d’anthologie où le jeune Bro rêve qu’il est interrogé par son professeur de lettres sur Dostoïevski, «cet homme morose et barbu au front sinistre» dont il a tout oublié

La Voie de Bro s’inscrit dans un cycle romanesque, une trilogie entamée avec La Glace autour d’une secte imaginaire, la Confrérie de la Lumière originelle, qui incarne à elle seule toutes les dérives du totalitarisme. Après le récit minutieux de ses rites d’initiation barbares dans les bas-fonds de Moscou, Vladimir Sorokine s’attache au destin de son fondateur, Alexandre Sneguiriov, dit Bro, passant en revue un demi-siècle d’histoire russe, de la révolution de 1917 à la répression sous Staline. Dans cette prodigieuse autobiographie fictive aux allures de parabole, on assiste à l’irrésistible ascension d’une organisation secrète, limitée à 23 000 élus, qui infiltre les plus hauts échelons du pouvoir, à l’Est comme à l’Ouest, et finit par gouverner le monde. Encore une fois, la dystopie contamine la forme. Et si les hommes ou «machines de chair» sont trucidés à coups de glace, il en va de même pour le texte, qui s’ouvre comme un roman tolstoïen, tourne aux mémoires révolutionnaires, avant de s’abîmer en sombre Évangile. S’il s’agit moins, ici, d’un délitement que d’une mutation, le résultat est tout aussi monstrueux puisque le langage poétique se mue peu à peu en rhétorique sectaire.

Par un heureux hasard, cette publication croisée offre donc un aperçu saisissant des expérimentations de Sorokine sur le genre du roman. Loin d’en détruire les fondements ou d’en explorer les limites, il n’a cessé de mettre en scène les étapes de sa dégénérescence. Loin de verser dans l’exercice de style, il a su tourner le morceau de bravoure en acte de résistance. Loin de céder aux tentatives d’intimidation, il a fini par imposer cette parole libérée qu’il décrit volontiers comme «une substance folle, vivante, pareille à l’eau qui remplit les espaces vides, recouvre les digues et démolit violemment tout ce qui lui barre la route».

Augustin Trapenard, Le Magazine littéraire, mars 2010 (vers Sorokine inhibé par Dostoïevski ?)

 

Vladimir Sorokine : le nouveau géant

Styliste au talent époustouflant, Vladimir Sorokine dynamite le roman russe contemporain, en croisant l’héritage des grands récits du 19e siècle (de Tolstoï à Pouchkine) avec le cauchemar d’utopies à la Orwell.
« Ma génération est celle des post-dissidents : elle se définit par opposition aux écrivains rebelles de l’époque soviétique. Nos textes les remettent en question dans une large mesure, tout comme eux remettaient en question les écrivains soviétiques staliniens. Leurs pratiques – dénoncer par l’émotion, faire de la littérature l’instrument de la lutte contre une culture totalitaire – nous sont étrangères. Nous avons voulu affranchir l’art de l’idéologie, rendre à la littérature sa valeur purement esthétique et lever les tabous qui prohibaient le « vulgaire » : le sexe, la grossièreté, le corps dans toute sa brutalité, la schizophrénie, la destructivité. J’ai été inspiré par l’expérience de la liberté littéraire, telle qu’elle a été menée par
Kafka, Nabokov ou Harms.
Aujourd’hui, au 21e siècle, la description des réalités russes en général, et de la réalité post-soviétique en particulier, est devenue très problématique. Le regard brut, la description pure et simple ont montré, plus que jamais, leurs limites. La métaphysique russe est une trop grosse bête pour entrer dans un roman qui serait écrit dans le plus pur style réaliste. Pour porter un regard littéraire sur la Russie, il a toujours fallu choisir une optique particulière, qui s’écarte du regard humain.
Gogol l’a jaugée de son œil de lynx, auquel rien n’échappe. Tolstoï la regardait de haut, en se mettant à la place de Dieu ; Dostoïevski, au prisme des discordes et des scandales. Platonov et Babel ont contemplé son incarnation dans les monstres soviétiques, les prolétaires et les soldats de l’armée Rouge. Venedict Erofeev l’a vue à travers les yeux d’un alcoolique. J’ai moi aussi mon propre système optique : mes deux éclairages sont la Russie d’avant la révolution et la Russie postindustrielle de l’avenir. C’est à l’endroit où leurs rayons se croisent que je vois apparaître l’hologramme de la Russie d’aujourd’hui. Celle-ci a besoin des écrivains pour donner forme au grotesque russe de notre époque. Cette grosse bête grandit, s’agite. Le grotesque qu’il y a dans notre vie, c’est notre marque nationale. C’est comme la vodka, Iouri Gagarine et la kalachnikov, il faut en prendre soin…
La vie en Russie a été, est, et sera encore une marche sur la glace, en dessous de laquelle menace le chaos. Où la glace va-t-elle se briser ? Dieu seul le sait. C’est sans doute la raison pour laquelle les Russes sont si doués pour le patinage artistique et le hockey… Notre vie est faite d’instabilité. Elle est fragile, sujette à des changements radicaux. À la question de savoir à quoi l’on peut croire, et sur quoi se fonder, je réponds que je crois à l’immortalité de l’âme, à la valeur cosmique de la personne humaine. Je crois à mon étrange métier, dont les contours sont si vagues. Je crois en ma famille et en mes amis. »

La Vie, jeudi 20 mai 2010

Vous considérez-vous comme un écrivain russe ou universel ? Comment s’exprime votre « russité » ou votre universalité ?
Il est difficile de se juger soi-même. Je ne saurais dire quel écrivain je suis. Sur la tombe de Nabokov, à Montreux, il y a simplement : « Écrivain ». Je consigne sur le papier (ou sur écran) mes fantaisies. Un éditeur les imprime et me paie pour cela. Des gens lisent ces fantaisies. Je ne sais pourquoi ils en éprouvent le besoin. Et pas seulement des Russes ! Mes fantaisies sont traduites en vingt langues. Pour moi, cela reste un processus mystérieux. D’ailleurs, le métier d’écrivain est mystérieux à plus d’un titre…
Il me semble que je suis lié à la langue russe, à la littérature russe et à la vie russe par trois cordons ombilicaux, difficiles à couper. Quand je vis quelque temps dans cet Occident si prévisible, je rentre en Russie, afin de m’enivrer à nouveau de ce cocktail d’anarchie, de sacré, de violence étatique constante, de médiocrité humaine et d’imprévisibilité.
Je n’en suis pas encore lassé.

d'après un bref entretien d’Anne Coldefy-Faucard avec Vladimir Sorokine

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