Vladimir Gueorguievitch Sorokine

(1955-

31 mars, à Moscou

 

Sorokine : « L'agoraphobie, éternelle maladie de la Russie »

Avec le brillant dingo Viktor Pelevine, le tout aussi tapé Vladimir Sorokine explore le Mal de la Russie « post-soviétique ». Dans des romans futuristes qui poursuivent la tradition littéraire russe, tout en y insufflant une dose de frénésie, de pastiche et de réalisme politique. Chaque roman de Sorokine provoque au Kremlin les foudres d'un autre Vladimir : Poutine. Ici, la fiction prend tout son sens. Rencontre.

Lénine, Eisenstein, Staline, le KGB, la guerre des étoiles, l'Afghanistan, Gorbatchev, la Tchétchénie, la vodka de Eltsine et le libéralisme militaire de Poutine : le XXe siècle russe est un trou noir à lui tout seul. Un tel big-bang ne peut produire que des imaginaires en plein séisme.

Il y a trois ans, le Salon du Livre de Paris voyait débarquer une horde de Russes prêts à régler son compte à cette Russie que, à l'Ouest, on appelle « post-soviétique ». Une quarantaine de romanciers criaient haro sur le régime, et témoignaient de la puissance de la jeune fiction. En France, on (re)découvrait Bykov, Bortnikov, Khourkov, Guelassimov, Sorokine. Une armée des bombes. Au pays de Bougakov et de Gogol, la littérature reste un manuel d'utilisation poétique de la pyrotechnie.

Vladimir Sorokine était du voyage pour La Glace. Auparavant, Le Lard bleu avait fait scandale. Dans « Journée d'un opritchnik », il continue à explorer les thèmes de l'identité russe, des sectes stalino-mystiques et de la sélection. Ce dernier roman a lui aussi provoqué les foudres et poursuites poutiniennes. A Moscou, Sorokine est un auteur branché qui tape là où ça fait mal.

Une Russie féodale et new age

Journée d'un opritchnik raconte un jour ordinaire pour Andreï Danilovitch, alias Komiaga. Le genre de type qui accomplit ses tâches « de façon précise et implacable ». Dont la « mélodie » du portable émet des bruits de coups de fouet. Qui, ce jour comme chaque jour, liquide des aristocrates, viole leur femme, piste les roubles détournés par des anti-Russes aux frontières, enquête sur les écrivains qui calomnient le souverain, avant d'aller en prières, puis en orgie.

Nous sommes en 2028.

Un temps où la Russie, comme celle d'Ivan le Terrible au XVIe siècle, est tenue par une oligarchie sanguinaire. La Russie est ici un mélange assez cauchemardesque des traditions de la « Sainte Russie » d'alors et de dictature policière moderne. Et Sorokine de reconstituer « l'opritchina », la milice sadique d'Ivan le Terrible. Celle que regrettent les nostalgiques de la Sainte Russie. En 2028, les opritchniks, désormais sophistiqués, sont de nouveau les maîtres.

La journée de Komiaga illustre par l'exemple la Russie de demain : après le stalinisme, le retour au féodalisme. Sorokine pousse jusqu'à son point de non-retour l'idéologie, pour lui chevillée à l'âme russe, selon laquelle le pays ne peut être grand que s'il est isolé du monde. Retourné comme un gant sur lui-même, protégé par un rideau de fer. La religion orthodoxe est le moyen de constituer l'identité de l'élite, et le prétexte pour éliminer ceux qui en veulent une autre.

Journée d'un opritchnik baigne dans une ambiance féodale et new-age, tout en étant un roman cauchemardesque, ultra-réaliste. Sorokine prend soin de doser le grotesque pour que la parabole reste crédible : elle prend racine sur tous les totalitarismes qu'a connu pays jusqu'ici. Les années Poutine n'apparaissent ici que comme un vulgaire trait d'union entre l'empire de Staline et l'empire néo-tsariste.

D'apparence plus linéaire que les précédents opus sorokiniens, ce nouveau missile est porté par la même frénésie littéraire. Un mélange de glace et d'outrances, une pure mixture russe de fantastique et d'hyper-réalisme, que Sorokine sert avec une langue tour à tour recherchée, limite grand-siècle, ou très crue. Libérant un humour noir dévastateur.

Sorokine prouve une assurance d'écriture que seuls possèdent ceux qui ont plusieurs cordes à leur arc, cette sorte de distance énigmatique et envoûtante. Tournant en bourrique la langue, l'Histoire et toute la littérature, il écrit une scène de viol avec un esprit qui lui donne des airs casanovesques.

« Chez nous, être écrivain, c'est saper les fondements de l'Etat »

Le Russe se fait l'explorateur du Mal dans un monde où la notion de Bien n'existera plus jamais. Où les hommes les plus terribles du monde ne sont pas encore nés. Aussi, Sorokine peut-il alors étudier notre propre rapport au mal, à la pulsion de meurtre, au fantasme de perfection et d'excellence. Ce, avec suffisamment de mauvais esprit pour ne jamais flirter avec l'esprit de son personnage.

« En Occident, être écrivain est une profession, chez nous, c'est un travail de sape : l'écrivain sape les fondements de l'Etat », avait-il dit un jour. Une haute idée de la littérature ici pleinement réalisée. Dans le monde du XXIe siècle, l'écrivain est un homme qui voyage avec un nez de clown et un fusil à pompe. Et Sorokine envisage, un peu à la manière de Dantec dans la fiction française, la littérature comme une arme de guerre.

Un pays si fermé qu'il en est devenu agoraphobe, Des tueurs sanguinaires pour qui l'Etat et la religion sont les prétextes aux pires horreurs. Des villes où « la blanche, la codéine et l'herbe sont une fois pour toutes autorisées pour la consommation de masse car elles ne sont pas nuisibles à l'Etat », et où « on ne connaît ni l'ivresse ni la déprime ». Un roman de Sorokine, tout comme un roman de son comparse Viktor Pelevine, c'est un match de catch entre le réel et l'imaginaire. Il a toute sa place dans un monde (le nôtre), et un pays (le sien), qui balance entre le chaos et l'eldorado.

Interview réalisée à Paris le 8 février 2008. Traduction : Bernard Kreise.

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