Dostoïevski-trip (1997) de Vladimir Sorokine (1955- |
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Le spectateur est d’emblée mis face à l’unique décor du spectacle : un carnage de livres qui jonchent le sol du plateau. Si l’on regarde de trop près, on peut avoir mal au cœur à la vue de tous ces livres déchirés, déchiquetés, de cette bibliothèque qui a implosé. Entrent les comédiens, un groupe de jeunes gens réunis en petit cercle d’où ne sortent au début que des petits rires étouffés et les murmures d’une conversation nerveuse. Ils attendent. Leurs corps sont la seule verticale qui s’érige au dessus de cette fosse commune littéraire. Et pourtant peu de verticale spirituelle au premier regard – ils attendent un dealer qui doit leur apporter… de la littérature. Sous forme de cachets, ils gobent Kafka, Céline, Tchekhov, Tolstoï, Gogol, Hemingway, Nabokov. Ils ont tout essayé, ils connaissent l’effet de chaque écrivain et les manières d’en sortir plus ou moins indemne. Ils savent avec quoi il faut couper Céline pour que la descente ne soit pas trop dure. Ils ont tout essayé, tout sauf Dostoïevski. En manque, ils se/nous racontent leurs bons et mauvais trips. Mais voici que le dealer, un bout de femme enceinte, autoritaire, en santiags rouges débarque. Ils ont commandé pour douze et ils ne sont que sept, elle n’a que du Dostoïevski pour sept. Ils gobent et là commence le délire. Étonnés au début des paroles qui leur sortent de la bouche, ils se mettent peu à peu dans le personnage qui leur incombe. Et devant nos yeux se joue la célèbre scène du repas dans L’Idiot. Le corps de l’acteur fonctionne ici comme un véritable médium – les dialogues de Dostoïevski sont proférés comme un cri de vie, cri de vitalité de cette essence littéraire qui anime le corps. Le texte fournit une motivation physique et les personnages possédés, dans cette scène magnifiquement incarnée par les comédiens de la compagnie Volens/nolens, vont jusqu’au bout du trip. Surgissent alors dans notre imaginaire les décors du roman de Dostoïevski au fur et à mesure que les comédiens se saisissent des pavés sous leurs pieds pour représenter un paquet de 100 000 roubles, une lettre ou un mouchoir. Pendant que Nastassia Filippovna brûle l’argent qu’elle a reçu de Rogojine, les autres personnages sont en proie à des délires qui montrent la souffrance des corps possédés par la fable. D’un coup, tous tombent avec fracas dans cette matière feuilletée. Commence ici la deuxième partie du spectacle où chacun des personnages, pour mieux supporter la descente, raconte un épisode de son enfance. Le metteur en scène décide d’enfouir les corps entre les pages arrachées, comme pour mieux donner à entendre le récit. On ne voit pointer que des têtes, des bouts de bras ou de pieds de ces jeunes qui racontent avec une simplicité troublante des histoires d’abus sexuels, d’indigence, de maladie et de tortures. On se croirait dans Nous, les enfants du XXème siècle de Vitali Kanevski. L’accalmie après le paroxysme de la scène du repas n’en est donc pas une, les monologues provoquent des images fortes qui, et l’on remercie le metteur en scène, ne sont pas illustrées par un jeu anecdotique. Une fois que tous les personnages ont donné leur récit, ils ferment les yeux, ne bougent plus. Entre alors à nouveau la dealeuse vêtue d’une combinaison de protection blanche, avec un masque à gaz – tout ceci n’était qu’une expérience narcotique, le premier essai d’une nouvelle drogue. C’est dans cette scène finale que le caractère quelque peu pointilleux de la mise en scène trouve sa justification. David Lejard-Ruffet et la compagnie Volens/nolens se saisissent avec force et énergie de ce texte, en 2011. |