Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski

(1821-1881)

Russie

Ce monument de la littérature russe, connu pour sa prose vibrante et énergique, avait aussi une forte tendance à tomber dans un sommeil catatonique, effet secondaire de son épilepsie.

 « À chaque fois qu’il allait se coucher, il me demandait de ne pas l’enterrer pendant au moins trois jours au cas où il serait pris de catatonie », se souvient Konstantin Troutovski dans ses Souvenirs de Dostoïevski, le premier livre consacré à l’écrivain. « Il vivait dans cette terreur permanente ».

Dostoïevski était réputé pour sa santé physique et mentale fragile, au point d’attirer l’attention de Sigmund Freud, qui lui consacra plusieurs articles.

Dostoïevski
par Vladimir Sorokine

Pour son roman L’Idiot (1868), il a touché seulement 7 000 roubles (90 000 euros au cours actuel). A titre de comparaison, on peut rappeler que son personnage, Nastassia Filippovna, a jeté au feu 100 000 roubles en billets. Avec cette somme modeste, il aurait pu acheter une chênaie à Riazan, une calèche de quatre places, 10 commodes, 10 miroirs avec cadres d’acajou, 400 livres de savon d’anis (mais pourquoi tant de savon, pourrait-on demander aux auteurs de l’étude), deux tonneaux de chêne, 30 bouteilles de rhum américain, 400 livres de fromage anglais, une serviette de maroquin et une bouteille d’encre noire. Dostoïevski aurait pu avoir tout cela s’il ne dilapidait pas tout pour jouer à la roulette. D’ailleurs, il aurait été difficile de l’étonner par du fromage anglais, car l’écrivain se rendait souvent à l’étranger.

L'ombre du père

A plus de cinquante ans, alors qu'il cherche à expliquer à la douce Anna Grigorievna Snitkina, la femme-enfant qu'il va épouser, la torpeur qui s'empare par instants de lui, Dostoïevski lui dit que c'est « une sorte de tristesse sans objet, comme si j'avais commis un crime ». Et, de fait, il ne cessera de s'accuser, dans sa vie et dans son oeuvre, du viol qu'il fait commettre à Stavroguine dans les Démons. Cet acte perpétré sur une enfant, et qui ne relève certainement que du fantasme, semble en revanche avoir occulté une tentation plus concrète, celle du parricide : Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski a pour père un médecin ivrogne, qui tyrannise sa femme et brutalise domestiques et paysans.

C'est dans sa famille que, dès ses plus jeunes années, le futur auteur des Frères Karamazov a connu le modèle de ces femmes soumises et résignées, dont les attentions et la douceur multipliées ne font qu'exacerber la cruauté de leur bourreau. L'hypersensible Fedor va prendre son père en dégoût, avec d'autant plus de violence qu'il reconnaît en lui-même des traces des pulsions paternelles. Et, quand il apprendra le meurtre du docteur Dostoïevski, probablement exécuté par ses moujiks, il aura la réaction de Dmitri Karamazov : «Je suis innocent de la mort de mon père, mais j'accepte d'expier, parce que j'avais envie de le tuer.» Expiation qui se traduit d'abord par l'aggravation de ses crises d'épilepsie (la première avait eu lieu lors du passage d'un convoi funèbre dans une rue de Saint-Pétersbourg).

Du ressentiment au discours révolutionnaire

Cependant, si l'on en croit Freud, ce serait une nouvelle manifestation du parricide rentré que l'adhésion de Dostoïevski à un groupe de jeunes conspirateurs qui complote contre la vie du tsar en 1849. A cette date, Dostoïevski n'est plus l'ingénieur militaire spécialiste en fortifications que son père l'a forcé à devenir : il a démissionné en 1844, pour traduire Eugénie Grandet et se lancer dans l'aventure de l'écriture. Aussitôt, il a connu une situation emblématique de sa vie et de celle de ses héros : exaltation et désillusion, orgueil et humiliation. En quelques mois, Les Pauvres Gens le propulsent comme l'auteur à la mode, le Double puis la Logeuse le font tourner en ridicule par l'intelligentsia radicale. Adulé puis moqué, Dostoïevski aborde donc l'action – ou plutôt le discours – révolutionnaire non par amour de ses semblables et dévouement aux opprimés, mais par l'aiguillon du ressentiment. L'expiation, cette fois, ne sera pas mimée : arrêté le 23 avril 1849, Dostoïevski se retrouve, au petit matin du 22 décembre, devant le poteau d'exécution. Le Journal d'un écrivain évoque la scène : la salve qui ne vient pas, le courrier du tsar, la sentence commuée en quatre années de travaux forcés. Dans la nuit de Noël, Dostoïevski, les fers aux pieds, part pour les bagnes de Sibérie : il y découvrira le « cœur à nu des hommes », le peuple russe et l'Évangile.

L'expérience, religieuse, du pardon, doublée de celle, humaine, de la régénération par l'amour et le don de soi, a cependant apporté à Dostoïevski la lucidité sur la nature profonde de l'homme plus que la paix de l'âme et de l'esprit. Aussi sera-t-il toujours à l'affût du signe rédempteur décisif. Peut-être faut-il voir là une des raisons de sa passion effrénée du jeu. Toujours à court d'argent (son entrée en littérature par la traduction d'un roman de Balzac était, elle aussi, programmatique), Dostoïevski, dès qu'il possède quelques roubles, les risque sur le tapis vert, désespérant son épouse et ses créanciers. C'est que la grâce est comme la boule de la roulette : elle transfigure celui sur qui elle a choisi de s'arrêter.

La conquête de l'authenticité

« Comprenez-vous seulement vous-même, jeune homme, ce que vous avez écrit ? », demandait Bielinski à Dostoïevski, dans la critique enthousiaste qu'il faisait des Pauvres Gens. Non, Dostoïevski ne comprenait pas ce qu'il avait écrit. En témoigne son passage immédiat d'une oeuvre faite pour plaire au promoteur d'une littérature réaliste et sociale à deux récits, le Double et la Logeuse, fondés sur des obsessions pathologiques et qui flirtent avec le fantastique. Mais la preuve essentielle est à chercher dans le basculement de l'oeuvre que marque, en 1864, la publication des Mémoires écrits dans un souterrain. Bielinski lui-même n'avait pas compris ce que signifiait l'inscription dans la vie quotidienne du motif du dédoublement, cher à la littérature romantique. En montrant l'irruption de l'irrationnel dans les gestes de tous les jours, Dostoïevski annonçait ce qu'exprime, dans la deuxième partie des Mémoires, le symbole de la « neige fondue »: l'être n'est ni tout à fait blanc ni tout à fait noir, il est la plupart du temps d'un gris sale, comme ce petit fonctionnaire en butte aux vexations de ses supérieurs et qui se venge en humiliant une pauvre prostituée. Et la raison des attitudes sociales est plus à chercher dans les délires et les ressassements intérieurs, dans le « souterrain », où l'homme se débat et se complaît à la fois, que dans les relations codées d'une société hiérarchisée.

L'expiation morale de Dostoïevski s'est donc doublée d'une expiation littéraire. Il se détournera de l'esthétique des occidentalistes, défenseurs d'une littérature utilitaire ; il ne sacrifiera plus la part secrète ou maudite de l'homme au profit de héros stéréotypés, marionnettes grotesques figées dans la routine d'une société réactionnaire ou acteurs aveugles d'un aléatoire progrès matériel et politique ; il cherchera, non dans les théories, mais dans l'expérience, le moyen d'un contact avec autrui. Ainsi va définitivement se défaire l'inauthenticité qui faisait la trame de son oeuvre et de sa vie. Son premier mariage avec la jeune veuve tuberculeuse Maria Dmitrievna Issaïeva est en effet une illustration caricaturale de la structure triangulaire du désir analysée par René Girard dans la littérature romantique (l'homme inauthentique ne désire jamais un objet pour lui-même, mais parce qu'il lui est désigné par un modèle fascinateur) : Dostoïevski disputera cette « âme noble et angélique » à un jeune instituteur, beau et pauvre, à travers des épisodes bien dans la veine du roman sentimental (les deux rivaux pleuraient volontiers dans les bras l'un de l'autre) ; il s'en désintéressera aussitôt qu'il sera sûr de sa conquête. Quand Dostoïevski décide de vivre une passion pour lui-même (c'est ce qu'il fera avec Paulina Souslova) et de ne plus singer les romantiques occidentaux, il atteindra le cœur de la vérité humaine et romanesque. Il le fera non en écrivain distingué mais, comme le dit encore le héros des Mémoires écrits dans un souterrain, « en vrai moujik », incapable de tenir la pose jusqu'au bout et qui laisse toujours percer, à un moment ou à un autre, sous les phrases et les attitudes sublimes, le sordide et le pitoyable qui remontent des tréfonds de son être.

Un romancier russe

Dostoïevski est d'abord un écrivain russe. A commencer par la manière dont il livre ses récits au public, en les faisant paraître d'abord dans une des grandes revues qui modèlent la vie littéraire. Lui-même fonde le Temps, puis l'Époque, qu'il dirige avec son frère Mikhaïl. Il est russe encore par le rôle qu'il joue dans l'opposition entre occidentalistes – révolutionnaires et volontiers athées et nihilistes – et slavophiles : Dostoïevski donnera souvent dans une sorte de populisme mystique, condamnant le matérialisme occidental et célébrant la mission du peuple russe, que manifestent ses épreuves et ses souffrances. Il est russe, enfin, par la manière dont il prolonge et accomplit Gogol, unissant un réalisme savoureux (ses Carnets le montrent pourchassant le « petit fait qui fasse vrai ») à la conviction de la mission spirituelle de l'art. Mais Dostoïevski atteint aussi à l'universel en se plaçant dans la lignée de Pouchkine, cet écrivain « panhumain », comme il le définissait lui-même : au coup d'œil acéré sur le monde, qui se traduit par une ironie souvent amère, il joint l'intuition profonde des êtres et des choses puisées dans le contact direct avec les humbles et les traditions populaires. C'est d'ailleurs un phénomène unique que cette littérature russe, qui a tout au plus un siècle lorsque Dostoïevski publie son premier livre (du moins cette littérature qui, comme le disait plaisamment Gogol, a quitté l'église pour aller au bal) et qui atteint, avec lui et Tolstoï, en l'espace d'une génération, le coeur même des questions les plus profondes que l'homme puisse se poser sur sa présence dans le monde et son rapport avec autrui, au point de servir de modèle aux romanciers des littératures occidentales confirmées comme aux écrivains des nations qui découvrent brutalement le monde moderne, l'Inde ou le Japon.

Une oeuvre prophétique et universelle

Dostoïevski, comme le remarque encore René Girard, a parcouru et exprimé, en moins de trente ans, tous les moments de la mythologie du Moi, qui s'étale sur trois siècles en Europe occidentale. Le secret en est peut-être à chercher dans une « légende » que Dostoïevski a enchâssée dans son roman-testament, les Frères Karamazov , celle du « Grand Inquisiteur ». Le Christ réapparaît dans une rue de Séville, à la fin du XVe siècle : le Grand Inquisiteur le fait arrêter, puis, la nuit, dans sa geôle, vient lui reprocher la « folie » du christianisme. En voulant que les hommes aillent à lui librement, le Christ les a chargés d'un fardeau impossible à porter ; en repoussant les trois tentations du Diable dans le désert (changer les pierres en pains, se jeter du haut du Temple, se prosterner devant Satan), il n'a voulu abolir ni la misère, ni le doute, ni l'orgueil. Le Grand Inquisiteur – et la majorité des hommes – refuse de courir le risque de la Grâce ; le Christ, lui, a choisi la rédemption à travers la souffrance, l'incertitude et le déchirement. Or Dostoïevski se reconnaît dans ces trois tentations, celles auxquelles il succombe. Il se découvre destinataire de ce texte de l'Évangile : c'est là le signe qu'il cherchait. « Il y a du mal dans son art », disait André Suarès de Dostoïevski. Mais c'est parce que cet art dessine en creux le chemin de la réconciliation, des hommes entre eux et de l'homme divisé – comme Satan – contre lui-même (le nom du célèbre héros de Crime et Châtiment, Raskolnikov, est formé sur raskol, qui signifie « schisme »). C'est parce qu'elle est, à la lettre, prophétique que l'oeuvre de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski – des Pauvres Gens aux Frères Karamazov – n'a pas connu le destin de la « neige fondue ».

Il publia dans la revue le Temps ses Souvenirs de la maison des morts (1861-1862), hallucinant récit de ses années de bagne, et Humiliés et offensés (1861). En 1866 paraît le Joueur et surtout Crime et Châtiment, centré sur la figure de Raskolnikov qu'un crime commis par orgueil conduit à l'acceptation des valeurs évangéliques. La dernière partie de sa vie fut féconde. Il publia successivement l'Idiot (1868), histoire pathétique d'un être malade et mystique, l'Éternel Mari (1870), les Démons (1871-1872), description des milieux nihilistes et procès du matérialisme, son Journal d'un écrivain (1873-1881), dans lequel figure le célèbre Discours sur Pouchkine (1880), enfin le livre qu'il considérait comme son chef-d'œuvre, les Frères Karamazov (1879-1880).

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