QUELQUES RÉFLEXIONS A PROPOS DU FLEAU DE L’ABSENCE DE PERES
Toute création est dialogue... avec ceux d’avant... ceux de maintenant, bien sûr... et aussi ceux d’après nous. Quoique cet après-nous puisse sembler improbable sans notre présence, nous croyons tenir à cet après-nous inimaginable pour nous. Oui, nous voulons de cet après-nous ... tout en nous sachant ultimes à nous-mêmes. Ce partage secret entre la certitude désespérée de notre définitive absence advenue et l’espoir d’être un peu non oubliés nous oblige à interpréter les phénomènes qui nous entourent comme "réels", donc plus vrais et surtout plus forts que l’apparente irréalité de notre mort. Et en même temps, faire foi en cet après nous serait accepter l’inacceptable de notre mort, et surtout l’irréversibilité de ce qui a eu lieu – et de ça nous nous en désespérons. Mais cependant, bien que désespérés, nous espérons naïvement nous survivre un peu quand même, tout en n’étant plus, oui survivre par et en ceux qui seront venus fugitivement eux aussi nous remplacer... tout en nous prétendant secrètement uniques et irremplaçables.
C’est sous cet éclairage à la fois un peu funèbre et mélancolique, porteur d’une gaieté triste, que m’apparaît l’œuvre entière d’Anton Tchekhov. Et quand le docteur Astrov dit sur un ton gentiment désabusé qu’il espère que ceux des générations futures "auront un mot gentil pour nous", je ressens avec force toute l’ironie contenue dans ce "gentil". Car la "gentillesse" un peu faiblarde des personnages qui remplissent l’œuvre de Tchekhov est une gentillesse manipulée par l’esprit acéré d’un homme d’une rare bonté méchante... à vrai dire du médecin généraliste Anton Tchekhov qui d’un bref coup d’œil met à nu son patient.
La vie réelle de Tchekhov – du Tchekhov secret ayant objectivement enquêté sur le bagne de Sakhaline où il passe courageusement plusieurs mois d’hiver bien que déjà gravement atteint par la phtisie montre quelle force de caractère le tenait ferme face à cette Russie décadente, cette Russie minée par le dégoût d’elle-même, peuplée d’êtres falots toujours entre les larmes et le rire d’auto-attendrissement. Etant moi-même par ma mère et aussi par le milieu où s’est passée mon enfance issu directement des restes de cette Russie en dérive, je crois pouvoir, à l’occasion de la transcription de cette pièce nommée un peu trop sommairement Platonov, témoigner de la vraie "couleur" du climat très spécial qui baigne lespièces aussi bien que les nouvelles d’Anton Tchekhov. Car, en décryptant son théâtre, jamais nous ne devons oublier que, grâce à l’écriture foisonnante de ses nouvelles, les personnages peuplant les pièces de Tchekhov entrent en scène pour ainsi dire déjà chargés. Dès qu’ils apparaissent, on sent qu’ils ont pas mal vécu avant - ce qui les rend d’une simplicité fragile, et donc d’une mortalité je dirais familière, que jusqu’à Tchekhov le théâtre n’avait encore jamais connue.
Ce que je viens de signaler peut en effet s’appliquer à toutes les pièces de Tchekhov... mais plus singulièrement encore peut-être à celle que je présente ici. Ecrite à dix-huit ans, remaniée à vingt et un, puis jetée dans un coffre où elle est restée de nombreuses années oubliée, cette pièce de jeunesse avait eu pour premier titre significatif - donné par l’adolescent Tchekhov : Le Fléau de l’absence de pères. Titre à mon avis beaucoup plus "moderne" que ce Platonov trop couramment employé, ou alors Ce fou de Platonov - que je trouve de qualification trop facile et même paresseuse - donné par Vilar. A l’époque où Tchekhov écrivait cette pièce, il n’avait pas encore publié de nouvelles ... et pourtant dans chaque scène de son drame apparaissent déjà ces sortes de personnages, plus tard devenus familiers chez lui et, comme je l’ai dit, chargés dès leur entrée par les heurts d’une vie antérieure. Mais ce qui est encore plus surprenant c’est que le thème si "tchékhovien" du lieu perdu : ce "paradis" dont on sait que l’on sera d’une manière ou d’une autre chassé, est là, dès ce premier drame, présageant plus ou moins la plupart des pièces qui vont suivre. Oui, voilà mis en place, dans ce Fléau de l’absence de pères, le lieu, la maison, le parc, le domaine qu’il faut quitter pour toujours alors que s’échangent des paroles crépusculaires. Les "pères" protecteurs sont évidemment absents, l’avenir de même.
Dans ce lieu provincial chargé d’une larmoyante "nostalgie du présent" en continuel effacement - ce même lieu d’avant la catastrophe que l’on retrouve d’une œuvre à l’autre -, l’ennui, les illusions déçues par paresse et incapacité d’avoir été à la hauteur des rêves d’adolescence font naître ces échanges désabusés, dits "tchékhoviens", savoureusement "bêtes" - de cette même bêtise épaissie de lieux communs pleins d’une troublante gentillesse dont se délectait déjà "à en mourir de désespoir" Gustave Flaubert écrivant son Bouvard et Pécuchet. Car il est étrange comme l’intelligence aime savourer la bêtise en temps réel dans les œuvres littéraires - tels les longs dialogues des Verdurin chez Proust ou les considérations d’un Homais chez Flaubert... tout comme les tirades d’une "bêtise" délectable de l’inégalé Malade imaginaire de Molière, par exemple.
A ce propos, que l’on ne s’étonne pas de trouver dans ma trop scrupuleuse version de Platonov un certain nombre d’expressions ou de mots redoublés, et souvent pompeux... ainsi que des phrases pompeuses aussi, et donc parfois assez mal bâties. J’ai tenu à conserver ces sortes de spirales d’un langage souvent ampoulé, comme on dit, afin de rendre l’expressivité si typique du russe qui, dans toute conversation familière, accumule non seulement les redites mais surtout - et celà à l’infini - les diminutifs des diminutifs, ainsi que les superlatifs des superlatifs, sucrant et empâtant pour ainsi dire cette langue qui se veut excessivement douce dans la plupart des échanges amicaux... et même non amicaux. Les mots ne s’y heurtent jamais, ils seraient comme enrobés, amortis les uns par rapport aux autres, le suivant rectifiant en douceur ce que vient de dire le précédent. Il est quasi impossible que les choses soient dites franchement. Là est le côté "asiatique" du langage tchékhovien. Rares sont les phrases nettes, qui vont droit au but Il s’y trouve beaucoup de "hem", de "hum", de "eh bien", de "Je pense", de "j’espère", de "croyez-vous ?" la plupart du temps redoublés... que j’ai scrupuleusement conservés. Bien sûr, montée telle quelle, cette pièce durerait six heures. La "faire maigrir" est délicat. Ce serait la réduire. Quelles solutions ? Soit faire des coupes franches - donc supprimer, comme l’a demandé Vilar à Pol Quentin, un acte entier ainsi que de nombreuses scènes -, soit faire maigrir chaque phrase de sorte qu’elles deviennent "cartésiennes" et aillent droit au but, soit encore supprimer franchement un certain nombre de personnages.
A mon avis aucune n’est satisfaisante si on veut garder à cette pièce sa saveur d’origine... Bien qu’à la réflexion supprimer certains personnages disons annexes, pour laisser le flou, les longueurs, les constructions si peu européennes des phrases qui donnent à cette pièce sa délicieuse maladresse, fût la solution la plus "noble", oui, si l’on voulait conserver à ce texte sa qualité de superbe esquisse des œuvres à venir ! De tous les auteurs de théâtre de son époque, Tchekhov est certainement celui qui s’est le moins préoccupé d’être "efficace". Ce qu’il a inventé c’est un "climat". Ce climat est entièrement fait d’incertitude. Une chose est dite... et contredite la phrase suivante. Ce serait comme rendre visible la dialectique intérieure des êtres. Et ça j’aime par-dessus tout !
D’autre part, on a toujours eu tendance à prendre le docteur Astrov pour la figure représentative de lui-même que Tchekhov aurait placée dans son théâtre comme point d’émission de toutes les paroles exprimant une critique - toujours amortie - que l’on peut trouver dans les dialogues de ses différentes pièces. Dans cette pensée pleine de doute, de redites, de mélancolie, et souvent de désespoir, c’est vrai on y a toujours situé Tchekhov-Astrov, car selon ses contemporains, Tchekhov pensait et s’exprimait ainsi. Là serait en quelque sorte peint le "donateur du tableau" assumé à la première personne du singulier. De ce point d’émission s’exprimerait le pessimisme de Tchekhov, sa "bonté envers n’importe qui, celle de son masochisme" ... et surtout "le jeu de balance entre l’indifférence et la pitié" qui l’aurait caractérisé. En effet, écrire Le Fléau de l’absence de pères à dix-huit ans annonce certainement une réelle douleur... et à la fois une certaine indifférence lucide. Cette pièce exceptionnellement volumineuse doit être reçue comme la "confession d’un enfant du
siècle" russe ayant prévu l’immense vague de sang prête à s’abattre sur son pays. De là cette foule gogolienne peuplant Le Fléau de l’absence de pères, de là ces "caractères" chargés d’un passé médiocre qui entravent et pervertissent les aspirations d’une jeunesse russe évidemment désorientée... bien que capable de grands sentiments - Sophia ! - Ces personnages dégradés disent à tout ce qui est jeune : "Voyez-nous ; tels bientôt vous serez !" C’est bien là le discours du petit instituteur Platonov. Celui qui fut le jeune et intelligent Platonov, l’irrésistible étudiant en philosophie Platonov, celui qui un temps, en compagnie de sa jeune et passionnée amoureuse Sophia, avait espéré changer le monde, le voilà devenu ce génie raté, jouant le rôle d’un ridicule don Juan de province ! Mais ce qui est beau, et là je crois on peut trouver le contenu caché de cette pièce, c’est que tout en étant devenu ce médiocre petit instituteur réfugié au fond d’une médiocre province russe, Platonov se voit rattrapé par sa "grande histoire d’amour inachevée"... qui s’achève ici même dans le sang. Cette "grande histoire d’amour bafoué", élevée au rang de tragédie par l’exigence d’une femme passionnée au point de s’être égarée par dépit dans un médiocre et hâtif mariage, me semble être la réponse aux ressorts d’une désolante tiédeur qui font agir tous les autres personnages de cette petite chronique provinciale où la vie, comme le dirait Tchekhov : "N’est que cela !" Car, bien sûr, Platonov, le si séduisant Platonov de ses vingt ans n’est devenu "que cela" pour une Sophia Iegorovna qui avait cru en lui, et ne peut se résoudre à ne plus croire qu’un homme qu’elle avait imaginé grand et qu’elle aime toujours passionnément accepte de n’être "que cela".
Mais pour ce qui est de Platonov, quand les circonstances paralysent toute prise effective sur le monde, et
l’évidente névrose qui en résulte chez certains hommes, reste ce qu’on a nommé le "donjuanisme", un "donjuanisme" amer - qui serait un peu comme une séquelle de l’enfance par l’exigence de l’inapaisante satisfaction du désir. Tout pouvoir sur le réel se trouvant verrouillé, et le désir ne pouvant donc plus se résoudre par l’action, que reste-t-il pour apaiser l’instinct prédateur de l’homme, si ce n’est le rapt de La Femme et toute la symbolique de puissance qu’elle confère à celui qui aura su la perdre dans la transgression ? De ce point de vue, Platonov représente peut-être le "type" le plus intelligemment analysé de cette sorte de don Juan infantile empêché de pouvoir sur le monde. Sa faiblesse déçue infantilement amère "touche" La Femme aux différents niveaux de sa sensibilité spécifique. Ainsi, dans ses différentes façons de donner, se trouve-t-elle symboliquement divisée par Tchekhov en quatre types féminins ... et encore, on pourrait dire cinq si on compte Katia l’inévitable domestique que le médiocre don Juan coince dans les coins. Oui, toutes les femmes du Fléau de l’absence de pères se trouvent non pas sexuellement mais infantilement dominées par le capricieux et infantile don Juan-Platonov : la pure Mère-Epouse : Sacha ; l’Amoureuse tragique : Sophia ; la Femme aristocrate qui se croit pute affranchie : Anna Pétrovna ; et bien sûr l’Innocente et fragile : Grékova ; oui toutes les quatre représentant le don féminin sous ses différents aspects. Qu’à l’acte final Platonov soit tué par l’une de ces femmes ne dit pas forcément la "faiblesse" de ce drame mais mieux: la sympathique jeunesse d’Anton, l’auteur de dix-huit ans qui croit encore au "grand amour", oui au "grand amour" meurtrier... présageant cependant avec une merveilleuse désinvolture le Tchekhov de la maturité qui, lui, ne croit plus à rien ni en rien.
le 21 novembre 2009
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