Serge Valletti

(1951-

Marseille

 

Marseille : une « immense Ville-Théâtre », selon Valletti. C’est là que l’auteur du récit Pourquoi j’ai jeté ma grand-mère dans le Vieux-Port - l’un de ses rares textes autobiographiques, où il conte, riant sous cape, comment il a jeté à la mer les cendres de son aïeule - est né. C’est là qu’il a puisé son inspiration, là qu’il a situé beaucoup de ses pièces (quand il les situe, ce qui est rare, mais la ville est souvent papable, reconnaissable et dominante), là qu’il a créé son langage de théâtre en donnant son propre rythme et sa propre syntaxe à la tchatche méridionale, là qu’il a fait ses premiers pas de musicien, d’acteur et d’auteur, là qu’il casse les règles du jeu dramatique pour écrire loin des moules traditionnels de la comédie. Valletti est marseillais, avec tout ce que cela implique : le sens de la galéjade, la parole toujours en expansion et dans le jeu de la contradiction, un sens de la vie embelli par l’infini des rivages et aussi corrodé par un certain mal de mer, l’affiliation innée à une culture méditerranéenne où les fureurs d’Aristophane sont aussi actuelles que les révoltes de la rue et des marchés phocéens d’aujourd’hui…
Les premières pièces de Valletti sont introuvables, l’auteur semblant avoir préféré ne donner aux lecteurs que les œuvres qu’il jugeait abouties. Mais l’écrivain s’est trouvé tout de suite, à lire les titres et les résumés qu’on peut lire dans les études qui lui sont consacrées. Sa première comédie, Les Brosses (Valletti a 18 ans ; la création a lieu au théâtre Massalia, à Marseille), met en scène les clients d’une clinique douteuse, tous candidats au suicide et tous invités à acheter des brosses avant de mourir ! Il y a déjà la captation de l’absurde contemporain, transposé dans un cadre méditerranéen, et cette gravité sans laquelle il n’y a pour Valletti ni comique ni hilarité. Car, avec lui, on rira toujours à gorge déployée ou serrée, mais à mille lieues de la facile rigolade méridionale. Le jeune auteur est déjà un contemporain de
Beckett qui, au lieu d’aller vers le silence comme les tenants de l’avant-garde, joue avec toutes les possibilités de la palabre. Son art poétique, il l’exprimera plus tard quand il fera dire à l’un de ses personnages, dans Au bout du comptoir, la mer ! : « Je me laisse entraîner par des histoires qui me rentrent dans le cerveau et qui ont de la peine à en sortir, il en reste toujours des bribes, des fragments, des débuts, des fins, parfois un type qui parle tout seul. » On l’a souvent comparé à Pagnol. Le rapprochement n’est pas infondé. Il descend de l’auteur de Marius par les fenêtres brisées des Demoiselles d’Avignon de Picasso !
Valletti ne raconte pas tout. Il se masque lui-même quand il conte sa vie – son récit Et puis, quand le jour s’est levé, je me suis endormie, puise beaucoup dans ses souvenirs de jeune acteur arrivant à Paris dans la troupe de Daniel Mesguich mais les transpose dans la vie d’une comédienne imaginaire. Ses histoires sont traversées de brèches, appuyées sur des mystères que les mots cachent autant qu’il les dévoile. Ainsi écrit-il lorsqu’il parvient à ne plus jouer seulement à Marseille mais à Avignon, dans le festival off, et à Paris. Ses duos, qu’il interprète avec Jacqueline Darrigade, puis ses solos sont d’étranges bouffonneries qui jonglent avec des mythes d’hier (
Hamlet) ou d’aujourd’hui (Kennedy). Ce sont, comme La Conférence de Brooklyn sur les galaxies, des démonstrations inversées : elles démontent plus qu’elles n’éclairent ou n’expliquent ! Les vérités fuient, comme emportées par la marée. Il ne reste que la solitude des hommes continuant à jouer avec des notions qui leur échappent.
A partir de Le jour se lève, Léopold !, que Chantal Morel monte en 1988, l’œuvre de Valletti accède à une nouvelle dimension, moins liée à la figure d’un double de lui-même et multipliant les personnages : elle peut être détachée de l’image du comédien Valletti (même ses solos peuvent être interprétés par d’autres acteurs, le monde du théâtre s’en apercevra peu à peu) ; elle exprime, à travers l’errance et les conflits de personnages sortis de nulle part (c’est-à-dire du peuple, jamais des classes favorisées), tout un univers où l’étrangeté des êtres se heurte à la folie de la vie. Le jour se lève, Léopold ! est une traversée hallucinée d’une ville par des êtres hagards qui finissent dans la nuit leur mariage, leur recherche d’alcool, leurs petits trafics, allant de quartier en quartier et finissant sur la jetée. Il y a là tout un bric à brac d’humanité, paumés, fauchés, vantards, artistes inconnus, petits malfrats, tous dérisoires et tous bouleversants.
Ces petites gens, minables mais grandis par la fantaisie, on les retrouve dans les nombreuses pièces qu’écrit ensuite Valletti : Carton plein, où deux individus discutent sans fin d’un colis à ouvrir, Domaine Ventre, la quête de deux hommes traquant en vain un homme et de l’argent, L’Argent, librement inspiré d’Aristophane, où un quincaillier a le malheur de recueillir chez lui le dieu de l’Argent. Pœub, l’une des pièces les plus fabuleuses du répertoire, avec ses 64 personnages (ce qui n’empêcha pas Michel Didym de la mettre en scène en 2006), mérite une place à part : le patron d’un « pœub », impliqué malgré lui dans une conflagration mondiale, revient des années après dans son établissement, puisqu’il y a une place d’ « ambianceur » à prendre. Toute une autre guerre humaine se déchaîne, au terme de laquelle il devient un autre : un clown.
A l’intérieur de cette humanité banale et dotée d’un indéfinissable génie Valletti place parfois des personnages appartenant au milieu du spectacle. Dans Saint Elvis, Elvis Presley est distordu au point qu’on ne sait s’il ne s’agit du vrai chanteur ou d’un fan se prenant pour son idole. Les protagonistes de Tentative d’opérette en Dingo-Chine sont des chanteurs répétant Le Pays du sourire dans une ville du Sud-Ouest. Dans Au bout du comptoir, la mer !, l’une des pièces de Valletti pour un seul acteur les plus jouées en France, un comique de casino se raconte à sa sortie de scène. Le cirque de l’auteur aime à jouer avec les références d’un cirque personnel qui passe par le music-hall mais accueille d’autres références très aimées, comme les polichinelles repérés dans un dessin de Tiepolo (ils lui inspirent sa seule pièce écrite en duo, avec Jean-Christophe Bailly, Villeggiatura), le peintre Cézanne autour duquel il compose un monologue, Je suis l’ami du neveu de la fille de l’ami intime du fils du voisin de Paul Cézanne, le footballeur brésilien Garrincha - que la pièce Monsieur Armand dit Garrincha salue dans une action toute parallèle à la carrière du sportif – ou le grand ancêtre Aristophane dont il rêve d’adapter d’autres pièces que L’Argent.
C’est dire que l’écrivain sait, d’une œuvre à l’autre, rendre hommage à son panthéon personnel et ouvrir – ou entrouvrir – les tiroirs secrets de ses plaisirs et de ses passions. Il sait aussi, quand il en éprouve le besoin, mordre dans l’actualité : Papa installe un sosie, un double de Jean-Marie Le Pen dans un hôpital psychiatrique ; dans Si vous êtes des hommes !, des déshérités se révoltent et tentent de s’emparer d’un lieu au nom hautement symbolique, le Musée de l’Homme. Mais, majoritairement, l’œuvre se déroule dans la compagnie des inconnus de Marseille et d’ailleurs, des anonymes simultanément issus de la rue et du cerveau imaginatif de l’auteur : ce « monde de causeurs » de Domaine Ventre, tous les passants qui défilent et parlent dans les soliloques écrits pour le comédien Christian Mazzuchini (Gens d’ici et autres histoires, Les Autres Gens d’ici, Encore plus de gens d’ici)… L’une des émotions les plus violentes qu’éprouva Serge Valletti se déclencha le jour où il aperçut et emporta un carton jeté dans une poubelle parisienne ; des agendas, des lettres, des photos permettaient de reconstituer les étapes de la vie d’une femme qui venait de mourir. Valletti fut bouleversé par cette découverte. Cette reconstitution d’une réalité par la fiction, il la fit en écrivant L’Invention de Suzanne, pièce qu’il joua lui-même avec Ariane Ascaride pour France-Culture, en 2007 et dont il dit : « Ainsi en une heure passe un siècle ». Mais tous les textes de Valletti, quel que soit leur merveilleux délire d’esprit et de langue sudistes, peuvent être reliés à ce choc créateur. Dans chacune de ses fantaisies, même au plus fort des lazzi langagiers, le poète recrée l’infini labyrinthe des gens qu’on dit simples.

© CRIS

Gilles Costaz

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