Michel Vinaver

(1927-

cf. lien

Il compte parmi les auteurs contemporains les plus joués sur scène, et il occupe une place à part dans le théâtre français. Il fut d’abord romancier, adoubé par Albert Camus qui édita ses deux romans Lataume et L’Objecteur en 1950 et 1951 ; mais c’est vers la dramaturgie qu’il se tourna ensuite, préférant le fragment à la narration, le collage au récit. Cette écriture si singulière, forte d’un potentiel comique burlesque, n’est pas la seule particularité de Michel Vinaver : parallèlement à son travail d’écriture, il a mené pendant 25 ans une activité de chef d’entreprise au sein de la filiale d’une multinationale américaine spécialisée dans les lames de rasoir, expérience qu’il a utilisée dès la fin des années 1960 dans ses pièces. Il fut à ce titre le premier dramaturge à inscrire à ce point l’homme dans le champ économique et industriel, avec des tragi-comédies comme A la renverse, Par-dessus bord, Les Travaux et les jours, La Demande d’emploi et L’Ordinaire entrée à la Comédie française en 2009. Aujourd’hui son théâtre est joué en France et à l’étranger. C’est un théâtre ancré dans l’Histoire, de la guerre de Corée aux attentats du 11 septembre, et qui a su capter les bouleversements du capitalisme. Une chronique de notre temps dans une langue unique en son genre dont l’auteur, pourtant peu enclin à porter un regard analytique sur son écriture, est sans doute et malgré lui le meilleur conteur.

Pour faire suite à Dissident il va sans dire de Vinaver : actualité

Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Nowicki (Dir.) Dissidences. PUF, coll. Politique d'aujourd'hui - 2005

Le dissident est celui qui se détache d'un ordre établi, par conviction de conscience et avec tous les risques encourus quand ce refus prend place dans un régime totalitaire. Ici, la dissidence a été étudiée à travers de grandes figures d'opposants aux régimes communistes. Qui sont-ils ? Pourquoi se sont-ils soulevés, comment ont-ils vécu la solitude de leur marginalisation ? On verra que les dissidents ne sont pas seulement des opposants, mais des esprits constructifs et responsables qui, s'ils savent ce qu'ils veulent renverser, savent aussi pour quelle société ils souhaitent vivre, et la préparent dans le silence. Ce ne sont pas des nihilistes, mais des croyants, religieux ou non. Si les uns sont des poètes, les autres des guerriers, des scientifiques ou des philosophes, tous se reconnaissent dans cette certitude : pour eux, l'homme a un nom et une place dans le monde, à laquelle il faut donner forme.

En octobre 1967, Michel Vinaver commence à écrire Par-dessus bord.
P.D.G. de Gillette France (filiale de The Gillette Company, multinationale américaine), il mène, séparée, sous deux noms différents, une double carrière d’écrivain et d’industriel.
Sur le marché français, deux entreprises de papier toilette se livrent une lutte implacable. La United Paper Company, puissante société américaine, cherche à conquérir de nouveaux débouchés. Ravoire et Dehaze, moyenne entreprise familiale, vise à conserver son monopole.
Dans un premier temps, l’affaire américaine semble devoir facilement l’emporter. Dans un deuxième temps, moyennant un changement radical dans son personnel dirigeant et dans ses méthodes, l’affaire française reprend l’avantage. Dans un troisième temps, l’on se dirige vers une fusion. Le conflit se résout moyennant l’enchaînement d’un sacrifice,
d’un festin, d’un mariage triomphal. Harmonie ironique ?

Lien : spectacles : Nina cest autre chose

sur L'ordinaire

Michel Vinaver et le théâtre du monde /11 septembre 2001

Il publia après la guerre, chez Gallimard grâce à Camus, deux romans. Le second s'intitulait L'Objecteur. Michel Vinaver abandonna ce type d'écriture en 1955 pour se lancer dans le théâtre, avec Les Coréens, que devaient aussitôt monter Roger Planchon et Jean-Marie Serreau. Contempteur de la guerre de Corée (1950-1953) menée, du côté occidental, par les États-Unis d'Amérique sous couvert de l'Onu, Michel Vinaver allait, de 1953 à 1982, développer en France puis en Europe la société Gillette, fondée par King Camp Gillette, créateur du rasoir jetable, dont le slogan massif cadrait mal avec la subtilité de notre écrivain mais PDG, PDG mais écrivain : « La perfection au masculin. »

Voilà que cet artiste, qui dit ne plus écrire, s'est fait presque peintre. Il nous a ménagé un coup de théâtre à la fin de la rencontre, sortant soudain, pour illustrer les bouleversements financiers et boursiers qui s'installent, une «carte de la crise» tracée par ses soins, irrésistible de loufoquerie lucide. Et quand on lui demande pourquoi il a choisi le rouge, le noir et le vert pour tracer ses arabesques économiques, il répond, esquissant un clignement de divinité sumérienne: «Ainsi écrivaient les trois feutres que j'avais sous la main.»

Ne recherchez-vous pas ce qu'il y a de réfractaire au monde et au théâtre, dans vos pièces ?

Le mot réfractaire a une résonance : je suis davantage un réfractaire qu'un rebelle ou un révolté. Ce mot réfractaire implique une incapacité à adhérer, ou, pour les coups, une impossibilité d'atteindre leur cible. Mais réfractaire au monde et réfractaire au théâtre s'opposent l'un à l'autre. Le théâtre est une façon de mettre en forme le pêle-mêle, le chaos, dans lequel nous nous trouvons. Il faut qu'une forme advienne, à partir de la prise en charge du chaos.

Cette prise en charge implique-t-elle quelque chose de mimétique ?

Oui, cette très vieille évidence que l'art est né avec le besoin de reproduire ce qui occupe notre expérience, notre regard et notre ouïe, j'en ai eu plus que jamais conscience en faisant 11 septembre 2001. Je voulais imiter le réel pour le reproduire, tout en sachant arriver à un objet différent de celui que je cherchais à imiter. J'avais pour modèle les artistes des grottes paléolithiques, qui reproduisaient les animaux courant autour d'eux. Mais nous savons que leur peinture, ce ne sont pas les animaux.

Nous le savons aujourd'hui, mais chez le créateur, comment cette alchimie s'opère-t-elle ? L'avez-vous découverte une fois l'œuvre achevée ?

J'ai voulu, sans le savoir, non pas tant reproduire l'événement que la surprise qui nous a saisis : la complète inconvenance de ce qui s'est produit. La chose était à la fois totalement cruelle et totalement réussie. Il y eut un accomplissement. L'accomplissement de cet acte de destruction. Avec le sentiment, dans l'étourdissement de l'événement, que rien ne sera plus jamais pareil.

Avez-vous connu, comme tant de terriens, une sidération face au poste de télévision ?

Oui, j'étais même cloué, sans pouvoir me lever pendant très longtemps, avec des phénomènes psychosomatiques très bizarres, comme la paralysie d'une jambe... Le propre de ma réaction à l'événement a été de découper : découper énormément, dans les journaux, essentiellement dans le Herald Tribune, en cette langue même des témoignages qui affluaient. J'avais surtout envie d'anticiper sur les commentaires, sur l'événement : ne pas être moi-même un commentateur, me situer en amont de ce qui allait se produire, c'est-à-dire une banalisation du souvenir. Cette façon, pour le souvenir, d'être déjà mis sur des rails.

Tout commentaire devient-il un cliché ?

Pas un cliché, mais il entre dans un fleuve immense de pensées, de réflexions, d'interrogations, à l'intérieur de quoi prend une pâte : notre représentation collective d'un événement majeur, dont nous perdons alors la perception immédiate.

Visiez-vous la source ?

J'ai toujours été intéressé, tenté, par ce qui est originel. En matière d'art, j'aime les objets dont on n'est pas encore tout à fait sûr de savoir s'ils sont encore naturels ou si c'est déjà une sculpture ou une gravure. Vous ramassez un caillou, il y a des lignes et vous ne savez pas si elles ont été volontaires ou non.

Nous retrouvons là un pari qui se joue dans le monde des affaires. Un rasoir jetable sera-t-il une réussite, par exemple...

Votre comparaison me surprend, mais dans le monde de l'industrie, il est vrai que l'origine de l'invention de la lame jetable a quelque chose d'émouvant, comme l'a été, d'une certaine façon, celle du biface, on ne sait si ce fut 40.000 ou 140.000 années auparavant... Je me suis effectivement beaucoup intéressé aux minutes ayant présidé à l'intuition de King Gillette, à propos de la possibilité, bouleversante, de jeter comme une pelure d'orange un morceau d'acier manufacturé après un nombre très limité de passages sur la joue.

Votre vie professionnelle et artistique donne l'impression de s'être nichée dans ce que vous objectez...

Je me suis senti bien dans l'entreprise. Le verbe « nicher » me convient. J'étais dans mon lieu, d'une certaine façon, avec un réseau de sentiments dans les deux sens, ce qui est très éloigné des sensations standard prêtées à l'égard de l'entreprise et réciproquement, marquées par l'exploitation, la haine, ou l'indifférence. J'ai toujours été bien dans le milieu où je me trouvais, tout en y étant étranger, d'une certaine façon.

Il vous est arrivé d'être pris en tenailles entre votre théâtre, qui décape l'entreprise, et les employés de Gillette, société que vous serviez au point de l'incarner aux yeux du personnel que vous dirigiez. Dynamiteur et patron : vous vous en tiriez avec une habileté vertigineuse...

La dualité est constitutive de la personne que je suis. Elle permet, oui, de ne pas se trouver, à aucun moment, complètement séquestré dans un rôle, dans une croyance, dans une conviction. Dans la vie comme dans une grotte – je reviens à cette métaphore –, il y a des diverticules. L'eau monte dans la caverne, mais un diverticule permet d'y échapper en trouvant refuge à un autre niveau...

Par-dessus bord
, votre pièce créée en 1972, a été commentée comme annonçant les changements du premier choc pétrolier. Ne s'agit-il pas plutôt d'un basculement non seulement économique ou social, mais anthropologique, dont nous éprouvons aujourd'hui les effets ?

La pièce a été essentiellement écrite pendant l'année 1968, ce n'est pas inutile de le préciser. Que raconte-t-elle par rapport au capitalisme ? Le moment initial d'une énième phase (je ne saurais la dénombrer) du système, dans laquelle on est dans l'émerveillement de la découverte de nouveaux outils. On passe d'une technique de forcing de la vente à un mode de séduction. Un tel passage est marqué par une exaltation, donc une gaieté. Celles-ci s'accompagnent certes d'un côté implacable sur le plan du traitement de la personne : ce que dit le titre, par-dessus bord. On jette, selon un système d'évacuation des déchets humains qui permet à la machine d'avancer. Mais il y a cette jovialité dans le processus. Aujourd'hui, nous utilisons les mêmes outils qu'il y a plus de quarante ans pour séduire, pour faire que la marchandise s'écoule avec le maximum d'efficacité : recherches, études de marché, brain storming, etc. Peu d'évolution, beaucoup d'usure et création d'automatismes: c'est devenu terriblement moins amusant. Ce qui accentue la mutation, c'est que le produit n'est plus produit par l'entreprise, il s'est volatilisé sous l'effet de la mondialisation. Il n'y a plus le rapport de l'ouvrier ou de l'employé avec son produit. Il n'y a plus tout ce qui relève de la localisation : il n'y a plus la cantine, les couloirs, ce qui est de l'ordre de la thermique de l'entreprise. Elle est devenue froide et insaisissable. Les fonds de pension ont remplacé les patrons. Le harcèlement, par exemple, existait sans doute en 1968. Mais c'était une composante d'un climat, où il y avait aussi l'affection. Aujourd'hui, il n'y a plus cette dualité.

Le saisissable devenant insaisissable, ce pourrait être la définition de la crise. Vous êtes né avant celle de 1929, vous avez grandi parmi ses effets. Il a fallu la Seconde Guerre mondiale pour remettre la machine en marche. Que pensez-vous du chaos actuel, peut-être aussi gros de menaces que le cataclysme précédent ?

La crise de maintenant, celle dans laquelle nous sommes, me fait penser à un paysage. Ce n'était pas le cas de la crise de 1929, qui a été une catastrophe instantanée aux effets durables, certes, au-delà de ce qu'on pouvait imaginer. Aujourd'hui, nous sommes dans quelque chose qui n'est pas du même ordre. Je l'associe au
Tendre du XVIIe siècle. Je me suis amusé à esquissé la carte de ce que pourrait être la crise. Voici ce qui m'est venu à l'esprit, à propos de composants n'étant pas reliés les uns aux autres par une chaîne de causes et d'effets, plutôt par une juxtaposition, multiple, comme un amas. Un exemple : on parle aujourd'hui de la rigueur comme étant l'une des conditions pour sortir de la crise, mais on parle en même temps de la stimulation nécessaire. C'est parfaitement antinomique. Il n'y a aucune autorité, au niveau des gouvernements ou des experts, qui puisse dire comment aller à la fois d'un côté et de l'autre, ou choisir l'un au détriment de l'autre. D'où ce paysage marqué par tels col, étang, vallée, désert : on n'y comprend rien, on distingue les éléments sans pouvoir pourtant établir la moindre corrélation. Cette crise a pour particularité d'être opaque. Je n'ai pas cherché à dessiner ce paysage, j'ai indiqué ce qui me vient à l'esprit comme devant entrer dans un paysage peut-être indessinable. D'où mon pessimisme à partir du moment où je vois un paysage : y a-t-il une solution à un... paysage ?

Il y a des hauteurs («crête du billet vert», «pic de l'inflation», «massif du défaut de paiement») et des profondeurs («gorges des taux d'intérêt», «gouffre des liquidités»). Avez-vous placé l'une de vos chères grottes dans cette description ?

Tiens, c'est vrai, il n'y en a pas.

retour