« Faire que tout perde ou gagne proportionnellement » : Diderot et la proportion / Marian HOBSON, Queen Mary, University of London
« Faire que tout perde ou gagne proportionnellement » (Salon de 1763, éd Seznec, p. 217) : la citation est tirée de l’article Deshays, d’un paragraphe qui découvre l’harmonie créée par la couleur. Dans le contexte immédiat, qui n’est pas sans obscurités, que j’examinerai, cette harmonie sert à éviter le « papillotage » d’un Boucher, ou la couleur crue d’un Carle van Loo. Elle aboutit aussi aux découvertes que l’objet de l’art n’est pas la reproduction, mais la traduction de la scène réelle ; que le meilleur tableau est « un tissu de faussetés qui se couvrent les unes les autres ». Nous voilà, semble-t-il, dans l’illusion, avec un art qui pipe et qui piège.
Mais dans la théorie des beaux-arts et surtout de la sculpture, la proportion ouvre le chemin à la vérité et à l’idéal. Surtout, elle est objective. Diderot en est pleinement conscient, comme certains articles et certaines planches de l’Encyclopédie le prouvent.
Je chercherai à savoir s’il s’agit de deux contextes intellectuels distincts ou si, par le moyen de la métaphore des harmoniques, Diderot laisse s’esquisser le plan d’une nouvelle esthétique.
« Si nous continuions à faire des contes ? » Dérapage de la vision et supplément fictionnel dans les Salons / Stéphane LOJKINE, université de Toulouse-Le Mirail
Plus on avance dans les Salons, plus Diderot se permet d’interrompre la succession besogneuse des comptes rendus pour se lancer dans diverses digressions. Surgit alors une formule qui devient vite un plaisant refrain : « si nous continuions à faire des contes ? » Qu’est-ce qui la motive? Et qu’annonce-t-elle?
On montrera qu’à l’origine du « conte » se trouve toujours un dérapage de la vision : soit que le tableau, raté, ne soit vraiment pas regardable, soit que quelque chose en lui déclenche chez Diderot un processus qui n’est pas tant digressif que fictionnel. Le conte dénude le mécanisme de la vision, parfois le met en scène : la fiction qu’il déploie en révèle alors en quelque sorte un envers, véritable espace fictionnel d’invisibilité.
Diderot et l’esthétique du sublime / Helmut PFEIFFER, université Humbolt de Berlin
Les Salons de Diderot réagissent de plusieurs manières à la discussion tant philosophique qu’esthétique du sublime qui traverse le XVIIIe siècle. La question devient de plus en plus fondamentale pour Diderot, au fur et à mesure qu’on avance dans les Salons : s’il manipule avec souplesse les concepts en jeu dans la discussion sur le sublime, il n’y a là aucune désinvolture et c’est l’ensemble du texte qui se révèle imprégné des problèmes que cette discussion articule. On se propose de suivre quelques traces de cette réaction. D’abord, cependant, il faut essayer d’esquisser quelques présuppositions essentielles de la discussion, en se référant aux distinctions proposées surtout par le livre de Burke, mais aussi en évoquant la perspective anthropologique ouverte sur le sublime dans la philosophie critique de David Hume à Kant.
Notre lecture des passages des Salons dans lesquels Diderot aborde le problème du sublime va se poursuive dans une double orientation : d’abord celle des objets du sublime, selon l’opposition fondamentale de la nature et de l’histoire, et de leur relation au spectateur. Ensuite celle de la relation de la peinture et du texte, qui va ouvrir la question de la relation médiatique du sublime.
L’écriture des Salons ou comment produire un savoir sans devenir un maître / Pierre PIRET, université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve
En répondant à la demande de Grimm, Diderot semble adopter la posture de l’amateur art, capable de décrire, de commenter et de juger une œuvre. Mais un autre projet, bien plus fondamental, voit rapidement le jour : celui de faire des Salons une entreprise de connaissance, comme en témoignent exemplairement l’introduction au Salon de 1765 et les Essais sur la peinture qui lui font suite.
Bien plus que l’objet décrit (objet hétérogène s’il en est), n’est-ce pas cette entreprise même qui confère aux Salons leur caractère digressif, polyphonique, incohérent voire contradictoire ? La connaissance de l’art confronte en effet Diderot à un paradoxe, dans la mesure où son désir de savoir coexiste avec la conscience qu’il a (et dont témoigne toute son œuvre) de l’écueil auquel risque de se heurter la production d’un tel savoir : d’enfermer le philosophe dans la position du maître (une position d’énonciation, s’entend). Notre hypothèse est que l’écriture si singulière des Salons tente de surmonter ce paradoxe.
Nous tenterons de déployer cette hypothèse en trois temps, à partir de l’analyse de quelques passages des Salons et d’autres textes de Diderot. Il s’agira d’abord d’expliciter ce qui, selon Diderot, voue le discours du maître à ne produire qu’une illusion de savoir : la structure du sujet de la connaissance et la relation à l’Autre. L’analyse de l’énonciation des Salons permettra ensuite de comprendre comment Diderot tente d’instaurer, via l’écriture, un autre mode de connaissance, dégagé du discours du maître. On s’attachera enfin à vérifier les propositions dégagées en montrant comment plusieurs traits et procédés d’écriture cardinaux des Salons procèdent en effet d’un tel principe.
Diderot s’attacherait en somme, non seulement -- comme cela a souvent été étudié -- à dénoncer les maîtres, mais surtout à ne pas en devenir un. |