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La Tragédie optimiste (1933)
de Vsevolod Vichnievski (1900-1951) |
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J'ai trouvé une idée très incisive pour la forme d'une nouvelle pièce sur la mort. Un hymne aux marins... Ce sera une pièce pathétique. En 1932, en pleine "guerre littéraire", Vichnievski écrit La Tragédie Optimiste, une pièce qui traite de la "guerre civile" - en 1918 - et qu'il dédie à l'Armée Rouge. Avec cette pièce il donne ses lettres de noblesse à un style nouveau : le "style bolchévique militaire". Préface à La Tragédie Optimiste V. Vichnievski, janvier 1933. Traduit du russe par Alexandre Skirda La première image est celle d'un entassement de morts, qui, bientôt, vont se muer en fantômes aux visages blanchis. La hiérarchie de ce navire de guerre encalminé dans un port de la mer Noire n'a aucune autorité. Seul le Meneur (Gilles Masson), anarchiste grande gueule ayant bourlingué, sait se faire entendre : il tente d'emblée d'en imposer à la commissaire du Parti bolchévique envoyée de Moscou pour rétablir l'ordre, en la personne d'Anne Alvaro, chignon strict, long manteau gris, et valise à la main. En femme absolument seule face à des dizaines de matelots aussi désoeuvrés qu'avinés, Alvaro, avec sa voix ineffable, joue ici la froideur, la distance calme. Imposant son ascendant, elle abat d'un tir de revolver le surnommé la Brute qui en voulait à ses charmes, ensuite elle liera connaissance avec le commandant, lieutenant de l'ancienne école : gentleman, entré au service de la Révolution mais n'ayant jamais adhéré au parti. Pascal Bongard donne sa mesure, idéalement sceptique dans ce rôle d'officier aristo qui, au final, aura une trouille bleue de mourir. Un autre personnage, extrêmement complexe sinon retors, est celui d'Alexei, marin plein d'humour, capable de passer de la méchanceté à la plus extrême sensibilité, un type préoccupé du bien et du mal et qui tout du long commente les événements, ondule à leur gré, tandis que le Finlandais Vainonen, le seul de l'équipage à être membre du parti, lui oppose ses certitudes sectaires. La construction de Vichnievski est très belle et très russe, avec ses personnages à la fois archétypiques et complexes. Dans les gris des costumes marins conçus par Titina Maselli, et le tournoiement blafard de la lumière tombant en douche, il advient que cette grappe d'hommes rendent eux-mêmes justice en fichant à l'eau l'un d'eux soupçonné d'avoir volé une petite vieille, puis balancent ensuite la petite vieille parce qu'elle a dénoncé à tort. Le bal d'adieux montré par Sobel sans musique tient du cinéma muet russe et d'une valse macabre sous-tendue d'homosexualité. C'est peut-être bien une danse secrète de mort qu'Anne Alvaro interprète bravement, entraînant le régiment vers l'exécution. Le metteur en scène Bernard Sobel monte en son théâtre de Gennevilliers des spectacles dont la teneur est le plus souvent politique. Il s'explique sur sa vision de la Tragédie optimiste. Recueilli par Mathilde la Bardonnie / 10 mars 1998 - Journal Libération : Pourquoi avoir choisi la version de 1932, la première de cette pièce ? Qui est le vrai Vichnievski, un poète ou un intellectuel stalinien ? Ce qu'il y a de bouleversant dans la pièce tient à la vision de l'intellectuel et de l'artiste à un moment où il faut signer un pacte avec le diable. Vichnievski demande que ne soient pas confondus le parti et le communisme, il met en cause la conception machiavélique d'une fin justifiant les moyens, on est dans un enfer avec les inévitables et perpétuelles trahisons ; cette pièce est véritablement une tragédie au sens grec du terme. Sur ce bateau, personne ne trahit la Révolution, mais on se trouve à ce moment où l'intellectuel passe le pacte. La pièce remaniée en 1937 devint un chromo. Ici, tout le monde meurt, personne ne fait la révolution pour un kopeck de plus. Profondément religieuse et ancrée dans la littérature russe, cette pièce traite de l'âme. La commissaire cite un vers du mari de la poétesse Anna Akhmatova ; l'officier qui arrive avec le sourd est presque une figure du prince Michkine dans l'Idiot. Il n'y a que deux communistes à bord : le Finlandais qui a ce mot « Satana » à la bouche pour évoquer la pétrification de celui qui entre au parti, et la commissaire qui parle de l'esprit de parti comme Pascal du parti janséniste. Ils sont les deux seuls à ne pas être adéquats avec eux-mêmes. A la différence de l'aphone et du meneur qui sont franchement des désespérés. Quant au personnage d'Alexeï, il est presque un autoportrait de l'auteur : l'homme aux deux peaux, parlant des femmes comme de quelque chose de dangereux. Vichnievski a été un lecteur honnête de Joyce quant au combat de la chair et de l'esprit. Le crayon d'Alexeï est peut-être celui avec lequel Vichnievski signera l'arrestation de Babel et de Meyerhold, même s'il a soutenu et aidé Mandelstam jusqu'au bout. Vous dites-vous toujours communiste ? |
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