La Tempête

(1611)

de William Shakespeare (1564-1616)

mise en scène Krzysztof Warlikowski, 2000, 2003

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K. W. - Dans La Tempête il y a aussi un mariage et les paroles de Miranda tombent […] on voit qu’elle est incapable de comprendre le monde des hommes. Cela la brisera, il n’y aura pas de happy end.
Lorsque je travaillais sur
La Tempête, nous avons transposé l’histoire de Miranda et de Ferdinand en une histoire judéo-allemande. Une lycéenne de Tel-Aviv tombe amoureuse d’un Allemand. Le grand-père ne peut lui pardonner et rejette sa petite fille. La question du pardon est posée. Sommes-nous en état d’oublier, de réparer ce qui a eu lieu dans le passé ? Miranda, appartenant au monde de la nature, et Ferdinand, un garçon de la métropole sans aucun intérêt, peuvent-ils se comprendre ? (1)

P. G. – Quel est l’essentiel de ton règlement de comptes avec Prospero ?
K. W. – Un jour, j’étais assis tout seul sur une île grecque et je pensais à Prospero, à tout l’aspect sentimental de son aventure avec Miranda, une fillette qui pleure, qu’il faut aider, qu’il faut sauver. Il est difficile de s’en défendre. Il est difficile de rester un homme d’action calme dans cette situation. Il y a quelques années, un metteur en scène travaillant justement sur La Tempête me racontait qu’il avait vu Miranda danser dans des ballets, ce qui devait être la preuve de l’amour et de l’abnégation infinie du père pour sa fille. Cela m’est resté en mémoire comme un exemple de trivialisation de Shakespeare. M’est venue l’idée provocatrice que Prospero n’a rien appris à Miranda, qu’elle est la fille de son père et ne doit être que cela, comme un chien auprès d’un homme. Prospero n’a pas élevé Miranda. Ce qui pose la question fondamentale de l’acteur qui doit jouer Prospero. Tout le monde tient beaucoup à ce rôle, en plus on s’est mis dans la tête que c’était la dernière déclaration de l’acteur, comme la Tempête est la dernière déclaration de Shakespeare. Une sorte de folie. L’idéal serait peut-être le vieux Gielgud, l’homosexuel qui n’attend plus rien, qui est le Gielgud du monde, presque Shakespeare ; il arrose les fleurs dans son jardin et quelqu’un lui propose le rôle de Prospero avec un jeune metteur en scène. Là, ce serait quelque chose. Ce doit être un acteur avec une authentique force morale, qui sur scène ne réglera pas l’affaire de Prospero mais instaurera quelque chose entre lui et le public, quelque chose qui serait la résultante de cinquante ans de confrontations avec le public.
P. G. – Que cherche Prospero ? Quel est son but ?
K. W. – D’un côté, il a des arguments contre le monde qui a mal agi à son égard. Il a pour lui le droit moral. D’un autre côté, c’est quelqu’un qui se cachait du monde. Il ne voulait pas être prince, il s’intéressait aux livres, il n’était pas un homme politique. Au moment du coup d’Etat, il a été rejeté banalement comme quelqu’un qui n’est pas apte à exercer le pouvoir. La question s’est posée de savoir s’il fallait le laisser vivant ou non afin que toute l’action soit plus tragique. On peut dire qu’il est exceptionnel en raison de son expérience. C’est un outsider. De plus, la situation de naufragé sur une île a allumé en lui la haine, le désir de vengeance, le ressentiment d’une punition imméritée. Cette double situation d’outsider a animé en lui des forces inhabituelles. Prospero est aussi le porte-parole de Shakespeare, qui aurait pu terminer sa vie en pleine splendeur, s’il n’avait été écarté, emberlificoté dans une lutte avec une femme primitive, sans amour, sans charme ; il a tout perdu, il est devenu une sorte de propriétaire terrien minable. C’est curieux de constater à quel niveau de réflexion sur l’homme, à quelle acuité est capable de parvenir un être humain si élevé. Car l’on peut dire, malgré toute la narration et l’histoire de La Tempête, que tous ces personnages sont une invention de Prospero, invention indispensable pour créer une réflexion philosophique sur la condition humaine. A travers la métaphore de l’île, Shakespeare a réussi à observer l’homme d’une manière archaïque, comme cela a lieu dans la tragédie grecque. Shakespeare n’a pas eu besoin de montrer une lutte de cinq minutes à l’épée, il a immédiatement atteint le fond révélant à quel point l’homme est proche de l’animal et donc comme il est facile d’éveiller en lui le mécanisme de la lutte, l’instinct de conservation, de domination. (2)

* Sir John Arthur Gielgud (1904-2000), grand acteur anglais, qui joua beaucoup Shakespeare et dont le rôle majeur fut Prospero dans The Tempest, qui a immortalisé en l’incarnant dans le film Prospero’s Book de Greenaway en 1991.

K. W. – Ariel est réellement le complément de Caliban, un ange, c’est-à-dire un être situé entre l’homme et l’esprit. On voit que Shakespeare, dans sa solitude, ressent profondément à quel point il n’est pas un animal ce qui le conduit à créer ce personnage. D’une manière générale, Shakespeare confrontait sans hésitation ses spectateurs avec ce qu’ils ne pouvaient connaître dans la vie. Voir l’esprit de son père est une grande épreuve purificatrice. Rencontrer ds êtres, inconnus dans les bestiaires, nés uniquement de nos fantaisies et de nos souffrances est, pour le spectateur, une très forte expérience. (3)

Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché, Arles, Ed. Actes Sud-La Monnaie De Munt, série "Le Temps du théâtre", dirigée par G. Banu et C. David, 2007, (1) p.39, (2) p.144-145-146, (3) p.146.

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