Le Coeur de l'ogre

d'Isabelle Sorente

(2003)

cf. Hard Copy

Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres), tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine. Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais. Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé. Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille. Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ? Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est « l’innocence du mal », au-delà du mal.

Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv du livre d’
Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène, tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais, cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? « Monomane, Gilles de Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, ″workaholic″, ″pornoholic″, pédophile voulant ″se divertir″, harceleur moral, hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque. »

Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement, socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de « tuer la pensée raisonnable ». Se défaire du « je » qui est « une glu » pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule manière d’espérer le dépasser : « la conscience se révèle dans l’audace ». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir. Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.

Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond entre les jambes des adultes : « et toi et toi, qu’as-tu fait de ton enthousiasme ? »

Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières : le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre » est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter, dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles, seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été « vivants mais vierges de vie » ou nos remords d’avoir nourri au mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous.

Ce texte inspiré, étonnant, qui traite de la question du mal et de la force vitale à travers le personnage de Gilles de Rais, nous a donné envie d’en savoir un peu plus sur son auteur…

Parutions.com : Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ? Poursuivez-vous un projet à travers vos livres ?
Isabelle Sorente : Oui, j’ai un projet philosophique, qui serait d’explorer et de défendre une pensée de la métamorphose. J’essaye de traduire par des histoires les questions qui me travaillent. En même temps, l’écriture est pour moi un mode de fonctionnement, un art de vivre, la façon de « digérer » ce qui m’arrive. Il s’agit d’abord de bien vivre avant de bien écrire.
Parutions.com : Dans vos deux premiers romans, on est face à des personnages « inadaptés », immobiles : Lucrèce agressée par la société dans L, Pierre le glaçon dans La Prière de septembre. Dans Le Cœur de l’ogre, en revanche, on sent davantage un appel au mouvement, à l’élan vital au sens propre…
Isabelle Sorente : Je travaillais déjà sur Le Cœur de l’ogre pendant que j’écrivais L et La prière. Dans ces deux romans, il s’agit de montrer des personnages qui ne bougent pas, coincés, enfermés dans les cases impitoyablement restreintes d’une société entièrement tournée vers la rentabilité. Parler de l’élan vital, saisir la métamorphose à l’œuvre dans un corps, dans une tête, c’était plus difficile, plus long. Parce qu’il fallait inventer une forme qui fasse ressentir l’enthousiasme, les élans imprévisibles de l’esprit humain, ce don complexe, débordant, parfois douloureux de l’esprit humain ! Bref ne pas seulement parler de la métamorphose, ou de l’élan vital mais le faire ressentir à la lecture.
Parutions.com : Le thème des morts-vivants est récurrent dans vos trois romans, plus ou moins explicitement. Est-ce une angoisse personnelle, ou une figure qui vous semble symptomatique de notre époque ? L’ennui des morts-vivants est-il moderne ?
Isabelle Sorente : Le mort-vivant me semble en effet symptomatique de notre société. On n’a jamais autant parlé d’individualisme qu’aujourd’hui, mais sérieusement, combien d’individus réels rencontrez-vous dans une journée ? Comment ressentir, comment réfléchir, comment jouir bref comment vivre quand on n’a jamais le temps, quand le rare temps soi-disant « libre » est immédiatement converti en loisirs ? Je crois que notre société fabrique beaucoup de morts-vivants, ou plutôt de gens qui ne commencent jamais à vivre. Il faut vraiment lutter pour naître, et cela n’a rien à voir avec la date de naissance marquée sur notre état civil ! Je suis assez terrifiée par le fait divers de Colombine, raconté par Michael Moore puis par Gus Van Sant dans Elephant. Pour moi, les deux criminels sont totalement désespérés. C’est une condamnation sans appel de leur société, de leur mode de vie. Comme s’ils partaient du principe que tout était déjà mort. Je pense que les espaces poétiques, les espaces de création ne cessent de rétrécir. C’est contre ce rétrécissement, contre le désespoir qu’il provoque qu’il faut lutter.
Parutions.com : Qu’avez-vous contre les livres de développement personnel, plusieurs fois épinglés sous votre plume ?
Isabelle Sorente : Ce que je n’aime pas, c’est la « mode psy » (je n’ai rien contre les démarches réelles, j’ai moi-même fait une analyse), et cette imposture qui tendrait à faire croire qu’on peut, en un stage de week-end ou en lisant un bouquin, remplacer un questionnement censé durer toute la vie ! Un parcours initiatique digne de ce nom ne se cale pas dans un agenda. Là encore, là surtout, il ne faut pas tomber dans le piège de la « rentabilisation ».
Parutions.com : La sexualité est très présente dans vos livres, de manière crue, évidente. Elle n’est pas esthétisée, et pourtant belle – dans sa vanité parfois. Quel regard portez-vous sur l’utilisation, le prétexte de la sexualité, dans les médias, la publicité, la littérature ?
Isabelle Sorente : Pour moi la sexualité, y compris dans sa vanité, y compris dans ses ratés, est du domaine du sacré. Un des hauts lieux de la métamorphose. L’amour physique est une des portes vers la grande joie de vivre, la grande joie d’être humain. Je pense que tout discours visant à faire croire que l’amour physique est au choix, triste, ennuyeux, morose, dégoûtant, mécanique, etc… est au moins dangereux, peut-être criminel. C’est condamner la porte vers le sacré, casser l’enthousiasme du corps. Ensuite, évidemment, il n’y a plus qu’à aller faire du shopping.
Parutions.com : Le Cœur de l’ogre est un roman atypique, mêlant théâtre, journal, essai… Les contours du roman vous semblent-ils étroits pour la parole que vous voulez porter ?
Isabelle Sorente : L’idée c’était d’utiliser l’espace romanesque pour faire ressentir la diversité, la métamorphose de l’intérieur. Un peu ce qu’on peut ressentir dans des variations en musique ou dans un triptyque en peinture. D’où cette forme atypique. Le roman permet d’accueillir cette forme ! Le roman est un espace infini, ou plusieurs personnages, plusieurs voix, plusieurs formes peuvent s’exprimer contrairement à un essai, ou à un témoignage où ne se fait entendre qu’une seule pensée ou une seule histoire. J’avais envie d’utiliser toute la liberté du roman, un peu comme quand on se dit qu’on n’utilise que 10 % de son cerveau. On rêverait de l’utiliser plus follement, non ?
Parutions.com : On sent dans votre dernier livre un souffle d’absolu : le bien, le mal, le sacré se mêlent, dans une même fascination, un même vertige. Pour un lecteur sensible au « religieux », c’est presque un vent violent qui balaye la lourdeur du dogme. Je crois savoir que vous êtes croyante. Gilles de Rais, inspirateur de votre roman, pourrait-il être une figure biblique ?
Isabelle Sorente : Je crois en Dieu, en la Vie, au-delà de tout dogme. Ma façon d’exprimer ma foi, ce serait d’accueillir la vie sous toutes ses formes, humblement, à travers toutes ses métamorphoses. Peut-être est-ce une foi un peu shivaïte, qu’importe. La question morale demeure : que faire des formes monstrueuses ? C’est un des thèmes du livre. Gilles de Rais, figure biblique, je ne pense pas. C’est d’abord l’auteur de crimes abominables. Mais figure mythique, archétype, oui, certainement. Il s’est d’ailleurs confondu au mythe de Barbe-Bleue.
Parutions.com : Quelles lectures vous ont nourrie ?
Isabelle Sorente : Il y en a beaucoup, je suis une boulimique de livres ! Alors disons Les Hauts de Hurlevent, qui m’ont bouleversée à l’adolescence. Sade, bien sûr, en particulier pour Les 120 journées de Sodome. Et aussi pour l’humour. On oublie souvent l’humour de Sade, dévastateur certes… Et puis Henri Michaux, tous les livres d’Henri Michaux. Tous ceux-là m’ont nourrie.
Parutions.com : Dans quelle filiation littéraire ou artistique aimeriez-vous que l’on vous situe ?
Isabelle Sorente : Peut-être du côté de Michaux, justement, et de Georges Bataille, pour la démarche expérimentale, l’expérience intérieure. Ce que Michaux fait avec les drogues ou Bataille avec l’érotisme, j’ai essayé de le faire avec l’ogre. Sinon, je suis un écrivain philosophe, je me sens d’abord engagée dans une démarche ontologique. Ma quête est d’abord celle d’un art de vivre.
Parutions.com : Y a-t-il un prix littéraire que vous aimeriez inventer ?
Isabelle Sorente : Oui ! Celui où le lauréat devrait donner tous ses droits d’auteurs pour servir une cause de son choix. Humanitaire, grande fête d’une nuit… Suivant son inspiration. Le prix du don.
Parutions.com : Imaginons que vous soyez l’héroïne d’un conte cruel. Lassitude, insensibilité ou implacable lucidité : si l’un de ces mauvais sorts devait vous être jeté, lequel choisiriez-vous ?
Isabelle Sorente : Je choisirais l'implacable lucidité. Mais cette lucidité-là, n'est-ce pas justement celle de la joie, la joie crue, parfois cruelle comme vous le dites, la joie de vivre exposée à tous les hasards, les dangers et les cadeaux de la vie ?
Parutions.com : Qu’aimeriez-vous que vos lecteurs se disent en refermant vos livres ?
Isabelle Sorente : Qu’ils ont voyagé.
Parutions.com : Pouvez-vous nous parler un peu de votre prochain ouvrage : roman, pièce de théâtre… ?
Isabelle Sorente : Un roman. Il est en cours mais je préfère ne pas en parler pour l’instant. Moins j’en parle, plus j’écris !
Parutions.com : Que peut-on vous souhaiter pour demain ?
Isabelle Sorente : Un oui. Un grand oui à la vie. On est toujours tellement trop craintif, tellement trop petit devant la vie.
Propos recueillis par Anne Bleuzen le 18 novembre 2003.

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