Spiro Scimone

(1964-

né à Messine

Nunzio (1993)

Le corps dialectal

Le théâtre de Spiro Scimone est indissociable de sa Sicile natale. Maisce théâtre de la menace et de la glaciation prodigue aussi, sous couvert de la fable, une leçon de démocratie dans une Europe que le libéralisme est en passe de vider de son sens.
Chaque pièce de Spiro Scimone pointe le pays natal. un espace clos sur lui-même, confi l'étroitesse, qui offre des échappées factices à des personnages régis par des emportements enfantins, agents subalternes d'un système d'étouffement collectif. Candides ou demeurés, trop verts pour jamais arriver à maturité, ils sont incapabes d'affronter le dehors, où règne un ordre (familial, patronal, politico-judiciaire) ourlé du silence mafieux. ils sont des réfugiés de l'intérieur, réduits aux basses fonctions de la société, sinon à ses basses oeuvres auxquelles ils fournissent indifféremment bourreaux et victimes. Ils manquent de tête, mais pas d'estomac, c'est par lui qu'ils se reconnaissent et se réconcilient, pour déguster chaque mot arraché au dénuement. Abonnés aux échecs du passé, aux présents qui bégaient, aux lendemains qui n'adviennent jamais, ils souffrent, mais ne désespèrent de rien. Ils continuent d'échafauder des plans pour se faire la belle, comme si la Mort ne campait pas devant leur porte au bras de plus redoutable encore : la Honte.
Comme son compagnon de route, Francesco Sframeli, Spiro est sicilien, de Messine. Le port où l'Italie tente de s'amarrer à la grande île. après avoir suivi des cours d'art dramatique à Milan, à l'enseigne du corps, Spiro et Francesco ont parcouru la Péninsule, jouant Mrozek ou Beckett, deux noms qui forment un avertissement sur l'oeuvre à venir. Mais l'universel, fût-il beckettien, ne disait pas tout. Même ses silences sonnaient autrement que ce qu'ils auraient aimé entendre. Ils ne seraient pleinement acteurs qu'en revenant sur ce qui les constituait : leur histoire et leur langue. Ainsi Spiro commence-t-il à écrire Nunzio en sicilien de Messine. Rien d'un artifice, ni d'une novation : le théâtre dialectal n'a jamais disparu en Sicile (1). Ecrire Nunzio, c'est aussi écrire à Francesco, une volonté de refonder leur compagnie théâtrale, de se remettreen jeu par leur communauté d'origine.
Spiro ne parle pas de la Sicile, il parle la Sicile. Elle l'habite, le parcourt et s'y déploie. Autant que ses personnages, il est de ces Siciliens décrits par Pirandello : "Chacun d'eux, non seulement est, mais se fait île à soi tout seul et en tire jouissance..." (2). Cette jouissance, qui se répand d'autant mieuc qu'elle est contenue par le jeu, passe par la langue de l'enfance. L'humilité de Nunzio (Francesco), autant que l'autorité de Pino (Spiro) – les deux personnages de Nunzio –, emprunte aux accablements et aux rages puériles, comme l'inquiétante folie burlesque des tortionnaires de La Busta (L'Enveloppe). L'investissement physique des acteurs est, lui aussi, pleinement dialectal. Nunzio ajuste l'un à l'autre deux blocs de corps-langage dialectaux, qui rebondiront dans la pièce suivane, Bar. Et c'est l'assurance d'avoir pu installer ce corps latent en scène qui permet à Spiro de le transférer, à partir de La Festa (La Fête), dans La Langue – comme disent les Italiens.
Le théâtre de Spiro ne se livre à l'italien (3) que lorsqu'il s'est assuré de sa viabilité. La dimension maternelle, dont il est imbibé, déborde l'idiome originel. Elle est la colonne invisible qui permet la transmission autant que la reproduction. Elle exprime la Famille, elle résume sa domination, et cele de ce qui se revendique sous ce nom en Sicile. Physiquement absente de toutes les pièces – sauf La Festa, où elle prend significativement les traits acides de Spiro lui-même –, la mère est cependant ineffaçable. Elle vit à l'intérieur, dans la gorge, les poumons, les intestins. Elle y circule, comme les paroles et la nourriture. Elle se reconstitue sans cesse, jusque chez les exclus qu'elle vient hanter dans Il Cortile (La Cour), sous la forme de deux mandibules qui claquent, prêtes à couper court à toute tentation d'émancipation virile.
La scène scimonienne est pourtant exclusivement dévolue aux hommes. Leurs actes y sont comptés, comme leurs jours, réduits à quelques lueurs dans la pénombre d'une chambre (Nunzio), d'un arrière-comptoir (Bar), d'une cuisine (La Festa), d'un tas d'immondices (Il Cortile) ou d'un bureau (La Busta). Chaque espace est tentation de l'île. Un abri fragile contre la violence du dehors, qui pénètre néanmoins au final de La Busta, lorsque l'enveloppe, littéralement piégée, pose la question de la lettre, de son contenu. Dans Nunzio déjà, des enveloppes étaient glissées sous la porte de la chambre. Missives comminatoires renvoyant à la pratique de la lettre anonyme, jamais démentie depuis le siècle de Sciascia (4). Dans La Busta, ce n'est pas le "Monsieur" qui apporte l'enveloppe, mais l'enveloppe qui emporte le Monsieur. Il s'accuse en accusant réception. L'enveloppe n'est pas contenant mais contenant mais contenu, pas signifiant mais signifié. De même, la "démocratie" brandie au final n'est pas ce que le terme paraît désigner, mais une enveloppe, vide de ce contenu, dont un pouvoir familial totalitaire peut faire sa niche. Comme celui de
Pinter, le théâtre de Spiro est un théâtre de la menace. Des gestes apparemmet anodins, des répliques de tous les jours sont atteints par un mal inquiétant qui prend les couleurs de la fable. En Europe – notamment depuis la chute du Mur –, le libéralisme paraissait avoir tiré un trait sur la fable théâtrale, comme si elle ne pouvait être que survivance d'une glaciation lointaine. Appuyée sur les archaïsmes du corps dialectal, La Busta vise – au sens balistique – et touche l'Europe nouvelle depuis la Sicile. Ses terrifiantes "leçons de démocratie" ne sont pas réservées aux insulaires, mais soulignent les dévoiements dont la démocratie est victime, son accaparement par les "familles" autrement puissantes du complexe politico-économique. Spiro annonce qu'une glaciation de nouveau type a commencé.

Jean-Louis Perrier, article paru dans Mouvement, l'interdisciplinaire des arts vivants, N°49, octobre-novembre 2008, p.114-115

(1) Lire à ce propos Evelyne Donnarel, Cent ans de théâtre sicilien, L'Harmattan, 2005 ; (2) In Ecrits sur le théâtre et la littérature, Gallimard, coll. "Folio Essais", 1990 ; (3) "Un italien très méridional", précise Gianni Manzella, dans le programme de la compagnie Scimone-Sframeli ; (4) lire Le Jour de la chouette (Flammarion, 1993) : "C'est curieux, dit le capitaine... la façon dont, dans cette région, les gens s'épanchent en lettres anonymes. Personnes ne parle, mais heureusement, tout le monde écrit. On oublie de signer, mais on écrit".
 
 

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