Résumé
C’est une belle journée d’été, Anna Pétrovna, veuve du général Voïnitsev, reçoit des invités. Ce sont le beau-fils d’Anna Pétrovna, Serguei Pétrovitch Voïtnitsev ainsi que sa jeune femme Sofia, et les propriétaires fonciers Chtcherbouk et Glagolev.
Platonov, instituteur de village, et sa femme Sachenka sont parmi eux, et c’est avec l’arrivée de celui-ci que tout commence.
Platonov reconnaît en Sofia son amour juvénile et cette rencontre le bouleverse énormément. En cette dame, émancipée hors mesure et qui parle sans cesse du “bien du peuple” et des “champs d’action de la science”, il ne reconnaît plus la jeune fille enthousiasmée qui rêvait d’une vie pure et honnête, et son coeur en est serré.
L’entretien avec Sofia se termine par un scandale : Serguei Pavlovitch, le mari de Sofia, les voit ensemble et il prend la décision de quitter la maison sur le charnp. Platonov, voyant qu’il ne peut faire revenir le passé ni la Sofia d’autrefois, offense, dans un accès de colère la douce et gentille Sachenka, et veut mettre fin à sa vie qu’il juge morne et ratée...
Mais tout s’arrange et la clairvoyante Anna Pétrovna conclut avec conviction : “Tout ira auparavant, tout ira bien...”.
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| Commentaires & critiques
Tchekhov a regardé, son temps avec tristesse, comme s’il comprenait que la société des nobles était le fossoyeur d’une époque : comme s’il pressentait le changement radical de régime qui allait s’ébaucher avec 1917. Il n’est pas un révolutionnaire, mais simplement un témoin conscient des douleurs et peines d’un monde qui court à sa perte. Il a, mieux que personne, vu les années où il écrivait, compris l’injustice et l’humiliation et, s’il a cherché des excuses à la classe dominante, il n’en a pas moins dénoncé ses vices et ses hontes. "Comme la vie est quotidienne !" soupirait Jules Laforgue, presque en écho à Tchekhov, trouvant que sa société "vivait mal". Ces deux phrases pourraient résumer le propos du film de Nikita Mikhalkov : Partition inachevée pour piano mécanique.
Un jour d’été, à la campagne, dans une de ces vastes demeures où les aristocrates de la vieille Russie perdaient leur temps à ne savoir que faire, un déjeuner entre gens biens. Bavardages, rires, clowneries sinistres si l’on pense qu’au loin des hommes meurent de faim. La journée ensoleillée marque les retrouvailles de deux êtres qui se sont jadis aimés et qui souffrent encore sans pouvoir, toutefois, aller au bout de leurs sentiments. Ils ont rêvé de changer le monde et sont lourdement retombés dans un quotidien tout en politesses, mondanités et autres passe-temps.Autour d’eux, des êtres s’affrontent en de vaines querelles : progressistes contre Darwinistes bornés - un véritable combat de coqs sans intérêt qui montre bien, cependant, L ’aveuglement de la société aristocratique persuadée de sa pérennité. Cris et chuchotements ; on s'arrache les cheveux, on jure, on prie, et la caméra de Nikita Mikhalkov suit la cavalcade du petit monde de Tchekhov avec une ironie mordante. D’une certaine façon,
L E F R A N C E
Mikhalkov trahit Tchekhov en lui prêtant une vision révolutionnaire que le bon vieil écrivain n'avait pas : mais d’une autre façon, cette surcharge et ces caricatures ont leur intérêt : elles nous aident à mieux comprendre les mécanismes d’un monde replié sur lui-même, bloqué dans sa tour d’ivoire et qui faisait un drame d’un chapeau que l’on perd quand tout un peuple nié et bafoué réclamait du pain. Evidemment Partition... est un produit culturel officiel et bien pensant, Tchekhov. ayant toujours été en odeur de sainteté en Union Soviétique. Il est si facile de se borner à ne voir dans son oeuvre qu’une peinture lucide et sans complaisance aucune de la société que le souffle de la Révolution balaiera comme une fétu. Si facile d’attribuer le désarroi de ses personnages à la vacuité de leur conscience politique et au malaise né de l’excès de leurs privilèges. On peut regretter que les plus doués des cinéastes soviétiques contemporains soient si souvent obligés de traiter des sujets officiellement estampillés, culturellement classés s’ils entendent jouir d’une certaine liberté créatrice.
Le matin de Paris (30/04/79)
Ce drôle de titre cache un film sublime. Nikita Mikhalkov n'adapte pas Tchekhov : il semble lui avoir passé la caméra. Et celle-ci est comme enchantée… Voici la plus belle, la plus juste, la plus drôle et la plus émouvante des adaptations de Tchekhov. Peut-être parce que Nikita Mikhalkov (dont nous avons vu récemment L’esclave de l’amour ou un drame poignant du cinématographe) ne s’est pas contenté d’adapter pour l’écran une pièce ou une nouvelle. A partir des principaux personnages de Ce fou de Platonov, de quelques situations empnuntées à la pièce (la première écrite par Tchekhov, à vingt et un ans, et qui, dans ses quatre heures, contient déjà en germe toutes les autres) et de différents éléments tirés de nouvelles, Mikhalkov s’est livré à une véritable recréation. On dirait une oeuvre écrite par Tchekhov directement pour l’écran - comme s’il avait tenu une caméra au lieu d’un stylo...
Nous autres, les humains, nous avons des désespoirs immenses. Trop grand pour notre taille. Aussi s’expriment-ils, le plus souvent de façon dérisoire. Le génie de Tchekhov - et, ici, de Mikhalkov - c’est d’avoir su montrer le ridicule de l’expression sans jamais ridiculiser le désespoir lui-même. Et le film s’achève, baigné par un extrait de L’Elixir d’amour de Donizetti. Musique légère et déchirante. A l’image de la vie de ces adultes-enfants qui nous ressemblent comme des frères. Ou plutôt qui nous ressembleraient si nous ne collions pas, par pudeur, un masque d’adulte sur nos visages et si nous ne cachions pas, au plus profond de nous-même, un enfant qui pleure et qui rit. Les personnages de Tchekhov - et jamais nous ne l’avions compris comme ici - sont des hommes et des femmes qui osent ostensiblement être cet enfant. C’est si vrai que Nikita Mikhalkov a voulu opposer à ces adultes puérils un enfant qui pose sur eux le regard d’un sage. Un petit garçon grave, qui arrive flanqué d’un vieillard grotesque et de deux dindes. Un petit garçon qui se passionne pour le phonographe et craint les coups du vieillard. Un petit garçon qui, dès qu’il est seul, ébouriffe ses cheveux ridiculement plaqués et s’en va, sous un grand parapluie noir, regarder l’eau tomber sur l’étang. Image aussi inoubliable que celle d’Apu dans Pather panchali.
Et c’est sur l’image de ce petit garçon, nu et maigre, dormant dans son lit tandis que les adultes se livrent dehors à leurs turpitudes, que se clot ce film léger et dense. D’autant plus dense qu’il est plus léger...
Claude-Marie Trémois, Télérama n°1528
Pour restituer toute la saveur tchékovienne, Mikhalkov fait intelligement alterner une indolence élégante et une impitoyable étude de caractères. Cette construction subtile, où les personnages rebondissent sur leurs contradictions et virevoltent, comme des papillons surpris par un faisceau de lumière, se développe à la manière d’une sonate, avec ses thèmes principaux et secondaires, ses différentes expositions, ses changements de rythmes, et sa coda récapitulatrice.
On pense au Bergman caustique de Sourires d’une nuit d’été, de Toutes ces femmes, ou d’Une leçon d’amour, et le “suicide” de Platonov rappelle irrésistiblement dans sa dérision spectaculaire, celui du jeune homme de Sourires, se retrouvant, hébété, dans le lit de sa voisine d’étage.
Tout respectueux de Tchekhov qu’il soit, Mikhalkov ne s’est pas contenté d’une simple transposition, et une réflexion “entre les images” vient constamment questionner l’apparente linéarité du récit : ces personnages disparaissent et réapparaissent sans cesse au détour d’un chemin, au surgir d’un bosquet, à la faveur d’une lumière inexplicablement intermittente ; la musique d’Edouard Artemiev procède par une série de distanciations contrapuntiques, multipliant à plaisir les fausses pistes ; à Platonov qui narre une (pénible) expérience sentimentale, L ’un des invités demande ingénumentb : "Mais où ai-je déjà lu ça ?" Quant aux comédiens (parmi lesquels le réalisateur), ils sont tous irréprochables, tour à tour drôles et pathétiques, comme le film lui-même.
Philippe Carcassonne, Cinématographe n°28
Mikhalkov a su saisir la menace de l’orage et la fragilité des paratonnerres. Il a su régler avec raffinement ce ballet de personnages touchants et grotesques, cette futilité des coeurs et cette
blessure des pensées. Tchékov ressuscite, mais Mikhalkov, tout en restant fidèle à l’univers du maître, se permet de donner quelques touches personnelles à cette sarabande de personnages tout aussi irritants que touchants.
Voilà une adaptation remarquable d’une oeuvre certes moins connue que La Mouette ou La Cerisaie mais tout aussi révélatrice d’une société entrainée malgré elle vers les remous d'une inévitable révolution.
Jean-Loup Passek, Cinéma (août 1977)
C’est du Tchekhov, vu par Nikita Mikhalkov, vu en 1976. Le réalisateur a conduit le héros à un final autre que dans la pièce. Au lieu de l’assassinat de Platonov, une piètre farce de suicide. Ce dénouement correspond mieux à l’esprit des oeuvres mûres de Tchekhov (la pièceut écrite par un jeune de 17 ans) et à la logique du caractère qui a conservé son intérêt pour le public de nos jours.
Film soviétique (mai 1977)
Entretien avec le réalisateur
De la famille artiste des Mikhalkov on connaissait en France Andreï Mikhalkov Kontchalovski, revélé avec Le Premier maître, Un Nid de gentilshommes et Oncle Vania. Et voilà que s’est imposé, il y a quelques mois avec la sortie d’Esclave de l'amour, Nikita, le cadet, le demi-frère, le dandy...
J'avais très peur de l’influence d'Andreï. J’ai donc fait en sorte qu'il ne lise jamais une ligne de mes scénarios et n'assiste jamais aux rushes. Il m'a fait ses remarques après, et moi, j'étais partagé entre le chagrin de n'avoir pas tourné certains plans comme il fallait et la joie énorme de ne pouvoir rien changer…
Le désir qui pousse un acteur à devenir réalisateur est parfaitement logique. Pourtant je ne crois pas qu'il y ait 50% de comédiens qui en aient le droit. Parce qu'un réalisateur, tel un ordinateur, doit posséder une vision d'ensemble de l'oeuvre. Il trompe l'un, ruse avec l'autre pour y parvenir. L'acteur, le bon acteur doit - me semble-t-il - essentiellement préserver l'instinct qui est en lui.
Donc vous vous considérez comme un mauvais comédien ?
Euh… non ! J'ai une assez bonne technique. Mais en tant que réalisateur , il m'est difficile de travailler avec un acteur comme moi. Je donne moins comme acteur que je n'exige des autres.
Le scénario pourtant original d'Esclave de l'amour (superbe) évoquait déjà l'univers de Tchekhov. Partition inachevée (un chef-d'oeuvre) est une libre adaptation de Ce fou de Platonov, et de quelques nouvelles de Tchekhov ? Vous semblez cultiver une admiration toute particulière pour Anton Pavlovitch.
Tchekhov m'est très proche, oui, parce qu'il n'apporte aucune réponses aux question qu'il pose. Son signe de ponctuation préféré n'est ni le point, ni le point d'exclamation, ni le point d'interrogation, mais les les points de suspension… Dostoïevski et Tolstoï, dans leur grandeur et leur puissance indéniables, s'efforcent tout de même d'instruire. Tchekhov, lui, s'instruit lui-même avec ceux qui le lisent. Dans les meilleures pièces de Tchekhov, le héros tente de se tuer mais n'y parvient pas, c'est logique puisque le suicide constitue un acte et que le héros tchékhovien se trouve dans l'incapacité d'agir. Et c'est justement dans sa tentative dérisoire de parvenir à l'acte, et dans cette impossibilité de l'accomplir, qu'il se met à exister, avec ses passions, ses complexes, son expérience, son espérance. Héros de peluche, le personnage de Tchekhov cherche une réponse qu'il n'obtiendra jamais. Moi non plus, je ne connais pas la réponse. Je ne suis pas sûr que le fait de la connaître me rendrait plus heureux, d'ailleurs. Mais l'important c'est la quête de la vérité. Là est le bonheur.
Porter à l'écran Tchekhov et la société finissante qui était la sienne, n'est-ce pas une facilité pour oublier la société contemporaine ?
Vous savez, un film contemporain n'est pas forcément tourné dans des costumes à la mode. Je ne suis pas un antiquaire : dans Partition inachevée, j'ai essayé de dépasser tout le côté "moeurs d'une société finissante". Il me semble que le film pose un problème très actuel : la recherche d'une harmonie entre l'individu et le monde.
Vous êtes heureux parce que le fait de tourner vous apporte une sensation de puissance ?
Peut-être. Pour moi, la puissance consiste à répondre pleinement de ses actes.
Pierre Murat, Télérama n° 1528
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