Diderot (1713-1784)

Paradoxe sur le comédien

2 attitudes de Diderot / Jeu de l’acteur

- théorie de l’enthousiasme qui cherche à briser la déclamation rhétorique et ampoulée parfois encore en usage et à privilégier une expression gestuelle de l’acteur, invité à jouer selon ce qu’il sent et non selon les stéréotypes appris. Les Entretiens sur le Fils naturel.
Exigence de naturel est figurée, dans les Entretiens et dans la pièce même du Fils naturel, par la fiction d’un théâtre confondant le réel et la représentation.
Les acteurs sont les protagonistes de l’histoire vraie, dont la représentation solennelle constitue un rite familial où, chaque année, sont réaffirmées les valeurs fondamentales autour desquelles la famille s’est soudée. Par l’expression théâtrale de cet enthousiasme ritualisé, la société bourgeoise exprime et renouvelle ses valeurs fondatrices.

- Le Paradoxe sur le comédien, nouveaux principes, semble abandonner la notion d’enthousiasme.
Mise en avant du sang-froid de l’acteur : paradoxalement, c’est au moment où l’acteur joue la plus grande effusion émotionnelle qu’il fait le plus preuve d’art, de technique, de métier ; le naturel, au théâtre, est le comble de l’artifice. Diderot ne demande pas à l’acteur d’être sensible, ni de produire sur la scène une réalité fondamentale du réel et du représenté : l’acteur reproduit artificiellement, de façon maîtrisée et concertée, ce qui dans la nature est vécu ou produit de façon contingente et spontanée.

Pour marquer cette hétérogénéité, Diderot oppose constamment le salon et la scène théâtrale qui étaient confondus dans les Entretiens. Le salon est le lieu où se racontent dans la chaleur et l’enthousiasme des anecdotes et des contes dont le succès éphémère tient à la circonstance fortuite dans laquelle ils ont été amenés. Au théâtre, au contraire, l’acteur reproduit froidement un jeu élaboré à l’avance et pour ainsi dire scientifiquement. Il peut réitérer indéfiniment une performance que le conteur de salon n’est capable d’exécuter qu’une fois.

(extrait)

Le modèle idéal est le nouvel écran de la scène par Stéphane Lojkine

Dès le début du dialogue, le premier interlocuteur oppose les « acteurs qui jouent d’âme », c’est-à-dire en recourant à leur seule et propre sensibilité, et « le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal » (DPV XX 49 ; Vers 1380)1. Mlle Clairon en est un bon exemple, qui « s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand » (DPV XX 50 ; Vers 1381). La véritable création est là, dans la construction de ce modèle, par laquelle le comédien prolonge, continue le travail créateur du dramaturge : « Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien » (DPV XX 61 ; Vers 1387). Impossible de bien travailler, dans ces conditions, quand le grand acteur est confronté à un partenaire médiocre : « il sera forcé de renoncer à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable avec qui il est en scène. » (DPV XX 64 ; Vers 1389.) L’élaboration du modèle idéal exige du comédien qu’il soit, bien plus qu’un simple histrion, un véritable intellectuel : « Le grand comédien observe les phénomènes ; l’homme sensible lui sert de modèle, il le médite » (DPV XX 81 ;Vers 1398). Cette dimension créatrice abstraite, pensée, du travail de l’acteur, implique pour le poète une véritable dépossession du texte. Voltaire entendant la Clairon jouer l’une de ses pièces se serait exclamé : « Est-ce bien moi qui ai fait cela ? » (DPV XX 89 ; Vers 1402). La Clairon a recréé, remodélisé la fiction voltairienne : « Dans ce moment du moins son modèle idéal, en déclamant, était bien au-delà du modèle idéal que le poète s’était fait en écrivant, mais ce modèle idéal n’était pas elle » (ibid.). Il faudra donc distinguer « les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt », l’aspect visible du jeu d’acteur, tout ce qui extérieurement mime le personnage, de cette âme même, qu’il s’agit de reconstituer de l’intérieur : « Celui donc qui connaît le mieux et qui rend le plus parfaitement ces signes extérieurs d’après le modèle idéal le mieux conçu est le plus grand comédien » (DPV XX 104 ; Vers 1412). A ce jeu, le comédien qui contrefait la sensibilité aura plus de facilité que celui qui l’éprouve réellement. Il « n’aura pas à se séparer de lui-même, il se portera tout à coup et de plein saut à la hauteur du modèle idéal» (DPV XX 122 ; Vers 1422.)

Le modèle idéal est la notion clef du Paradoxe sur le comédien. La révélation de l’existence d’un espace intime sous-jacent à l’espace public de la représentation implique la mise en œuvre du modèle idéal pour articuler ces deux espaces : c’est en faisant abstraction de soi, en allant jusqu’à « se séparer de lui-même », que l’acteur produit le modèle idéal dont ensuite, sur scène, il s’enveloppe : Mlle Clairon « est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe » (DPV XX 51 ; Vers 1381) ; le comédien « se renferme dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme » (DPV XX 123 ; Vers 1423). Les anecdotes percent donc ici un écran d’une autre nature : il ne s’agit plus du quatrième mur, de cet écran qui coupe, qui partage l’espace en deux, la scène d’un côté, le parterre de l’autre et, de là, symboliquement, le théâtre d’un côté, le salon ou la société de l’autre. Cette fois, l’écran, c’est le modèle idéal lui-même, enveloppe d’osier autour du moi intime du comédien, écorce intime, drap du spectre, du fantôme qu’agite le comédien autour de lui.

Tout au long du Paradoxe est filée l’image du fantôme, Diderot jouant sur le double sens classique du mot, qui permet de désigner soit un spectre, soit l’équivalent du grec phantasma dont il est issu. Phantasma, c’est une représentation, un modèle idéal. Ce qui est fondamental, c’est que du coup l’effraction change de nature : d’une sémiologie du mur, on passe à une sémiologie de l’enveloppe. Ce qui était donné à voir derrière le mur se transmue en donné à toucher derrière le vêtement : symptomatiquement, la première référence théâtrale du Paradoxe est une réplique de Tartuffe, « Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse ».

Il s’agit, dans l’effraction intime, de franchir l’enveloppe iconique du modèle idéal pour atteindre le repli intime du moi. Cette atteinte intime déclenche la jouissance du spectateur. Quant au comédien, son jeu consiste à établir, depuis ce repli intime, une liaison, un trait avec l’enveloppe, le mannequin, le fantôme, le modèle idéal. La liaison, le trait de génie, consistent à incorporer le dedans dans le dehors, à s’aliéner consciemment, volontairement, et de façon maîtrisée, dans le personnage qu’on joue : alors la jarretière dénouée de Baron devient geste sublime, pantomime du comte d’Essex.

Incorporer le dedans dans le dehors : le mouvement est paradoxal ; c’est même le mouvement même du paradoxe, qui commence par nier le « moi », pour s’affirmer ensuite dans le retournement de la pensée des autres. Il ne s’agit plus là simplement de décrire le jeu de l’acteur : c’est l’exercice même de la pensée diderotienne qui est en jeu. L’élaboration du modèle idéal et l’entrelacement de soi avec l’idée constituent non seulement l’activité créatrice du comédien, mais l’activité intellectuelle en général.

1 Dès De la poésie dramatique (1758), Diderot faisait référence à « un homme idéal que je me formerai […] et dont je me bornerai à n’être que l’écho fidèle » (DPV X 424 ; Vers 1348). Mais le « modèle idéal » en tant que tel n’apparaît qu’à partir du préambule du Salon de 1767.

retour