Le Roi se meurt

(1962)

de Eugène Ionesco (1909-1994)

LA MALADIE DE LA MORT

En 1962, au sortir d’une grave maladie, Ionesco, alors qu’il vient de se sentir touché par l’aile dela mort, écrit Le Roi se meurt comme pour conjurer le mal.
L’auteur de La Cantatrice chauve, créée en décembre 1949, est alors bien connu pour le comique grinçant de ses « farces tragiques ». Il s’est affirmé comme l’un des représentants majeurs du « Nouveau Théâtre » lors des Entretiens sur le théâtre d’avant-garde prononcés à Helsinki en 1959 aux côtés de Beckett, Adamov, Tardieu, Dubillard, Weingarten, et de tous ces grands novateurs qui ont révolutionné la scène européenne dans les années cinquante. Depuis qu’il a créé Bérenger, son porte-parole, dans Tueur sans gages, Rhinocéros et Le Piéton de l’air, sa veine comique s’est encore assombrie.Elle est particulièrement noire dans Le Roi se meurt, pièce où il porte à la scène ce qu’aucun auteur dramatique n’avait osé faire avant lui, le drame d’une agonie.

Dans cette oeuvre aux accents de parabole, il crée, avec Bérenger, un roi de fantaisie dont le royaume est touché par un drôle de cataclysme. Dans ce pays jusqu’alors florissant, tout se dérègle et meurt lentement, les hommes comme les plantes. Malade, le roi a perdu tout pouvoir sur les êtres et les choses qui disparaissent à mesure qu’il ne peut plus en jouir. L’espace, tel une peau de chagrin, se rétrécit autour de lui d’instant en instant. Signe avant-coureur de la mort, comme dans toute mythologie lorsqu’un héros descend aux Enfers, la Terre, juste avant que la pièce ne commence, a tremblé, fissurant la salle du trône sur les murs de laquelle s’inscrivent les souffrances du roi. Frappés par la même maladie, espaces et corps se confondent et vont s’évanouir ensemble lentement. Le délabrement de la scène, traitée comme un corps malade, visualise à tout instant l’état de santé du roi qui ne cesse d’empirer.

Face à Bérenger qui tantôt, dans une attitude de déni total, refuse de se voir mourir, et tantôt se révolte et crie comme une bête qui sent venir la mort, Ionesco place les deux femmes qui ont partagé sa vie. La reine Marie pour qui sa mort est un déchirement, tente de le rappeler à la vie par la force de son amour, tandis que la reine Marguerite l’aide à couper les liens qui l’attachent à l’existence, à renoncer à tous ses désirs, « car c’est le désir qui est l’obstacle le plus grave qui s’oppose à notre délivrance », comme l’écrit Ionesco dans Journal en miettes. Personnage psychopompe (1), elle préside à la cérémonie de la mort, l’accompagnant dans sa marche vers le « Grand Rien ». A travers le conflit qui oppose les deux femmes, ce sont deux conceptions de l’existence, occidentale et orientale, deux philosophies de la vie entre lesquelles Ionesco a toujours oscillé, le désir de jouissance, hédoniste, et le renoncement des mystiques, qui s’affrontent ici.

La pièce porte l’empreinte du Livre des morts tibétain, texte que Ionesco a découvert, très jeune, par son ami Eliade, et qu’il a longuement médité, comme tous les écrits de Jean de la Croix, dont il récitait volontiers de mémoire les poèmes. Lorsque Bérenger est sur le point de mourir, le décor s’évanouit lentement car tout s’efface dans sa perception. La visualisation scénique de cet effacement du monde est alors saisissante. Les battements affolés de son coeur ébranlent la salle du trône et achèvent de la détruire.

La mort du roi, sa disparition, ne survenant que quelques secondes après, le spectateur se trouve placé dans la position du mourant pour qui c’est le monde, et non lui qui disparaît. C’est sa propre angoisse, c’est toute l’angoisse humaine face à la mort, que Ionesco tente d’exorciser ici, prêtant à Bérenger cet attachement viscéral à la vie qui est le sien, comme en témoignent les accents pathétiques de cette confidence dans Notes et Contre-note (2) : « que j’aurais du mal à m’en arracher ! Je m’y suis habitué ; habitué à vivre. De moins en moins préparé à mourir. Qu’il me sera pénible de me défaire de tous ces liens accumulés pendant toute ma vie. Et je n’en ai plus pour trop longtemps, sans doute. La plus grande partie du trajet est parcourue. Je dois commencer dès maintenant à défaire, un à un, tous les noeuds. »

Marie-Claude HUBERT, Université de Provence

(1). Qui aide l’âme (psyché) à passer dans le royaume des morts
(2). Éditions Gallimard, 1966

Le Roi se meurt, par Francis Cantin en 2009

 
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