Hamlet

(1584-1589-1591 ? - 1600)

 

de William Shakespeare (1564-1616)

mise en scène Edward Gordon Craig, 1912

On eût dit un océan d'or [...] : mais celui-ci ne brillait pas d'un reflet théâtral de mauvais goût ; Craig le montrait sous un éclairage atténué, et les rayons des projecteurs qui l'effleuraien ne faisaient qu'éclairer çà et là le brocart d'or de quelques sinistres et menaçants reflets. Imaginez de l'or couvert d'un tulle noir : tel était le tableau de la grandeur royale hantant les visions torturées de Hamlet dans la solitude qui était la sienne depuis la mort de son père bien-aimé. Stanislavski dans Ma Vie dans l'Art

Je n'avaisjamais vu jusqu'ici un Hamlet aussi introverti. [...] Après Katchalov, tous les autres Hamlet semblaient être faits de carton-pâte. Alexandre Kugel

Dans ses souvenirs, Alissa Koonen parle de la froideur du public et reprend la remarque de, selon laquelle l'importance d'un spectacle ne se mesure pas toujours à la grandeur de son succès immédiat. Avec les années, Hamlet acquit la réputation d'un spectacle créé trop tôt et jamais vraiment compris. Katchalov lui-même note dans son journal : "Succès douteux de Hamlet. Une saison difficile, mais intéressante."

Opposition entre matière et esprit, leitmotiv du plan de mise en scène du Drame de la vie de Knut Hamsun mis en scène par Stanislavski, est également le thème principal de Hamlet.

Une heure avant le début de la représentation, le dispositif s'était effondré et les techniciens de la régie tentaient de le réparer.
Peu après 19h30, le spectacle commence. Rideau fermé, des chants montent de derrière, mêlés aux sifflements du vent, à des coups de gong et à un étrange cri lointain. De gigantesques paravents gris et austères apparaissent, s'élevant presque jusqu'aux cintres, faisant ressembler les acteurs à des fourmis. Dans la lumière pâle et trouble, ces hautes cloisons forment un inextricable labyrinthe de mystérieux recoins, de passages, où les lourdes ténèbres, à peine trouées par le faible éclat de la lune, et le martèlement d'un gong, créent l'impression d'un lieu désert et inquiétant. L'air opacifié sous l'effet de mystérieuses visions, les spectres y vivent leur vie...

Une ombre noire glisse le long d'un mur, s'en détache soudain et prend de l'épaisseur. Le Spectre, en long manteau gris à traîne, se remarque à peine car son vêtement est de la même couleur que les murs. Surpris par les cris de Bernardo et Francisco ils se fond dans le mur et disparaît aussi promptement qu'il était apparu.

Aucun décor, aucun accessoire réaliste : que des paravents gris. La plupart des scènes sont monochromes : gris, beige clair, or, blanc. la seule touche de couleur est intriduite par les comédiens qui entrent avec panache, en se pavnant dans des oripeux colorés. Ils transportent des malles de costumes peinturlurées, des morceaux de décors, des bannières de théâtre, des accessoires, des instruments de musique, desmasques comiques et tragiques. Une fanfare lègère et délicate composée de flûtes, cymbales, hautbois et tambourins accompagnent leur procession : un moment de joie vivifiante pour Hamlet.


Hamlet, monté par Craig en 1912

La musique, spécialement écrite pour le spectacle par Ilia Sats, contribue grandement à créer cette atmosphère. les sons fantasmagoriques de la première scène, le choeur sans paroles de voix masculine et féminines durant le premier monologue de Hamlet, la marche funèbre qui serre la gorge au finale : la partition musicale n'illustre pas mais exprime l'humeur de chaque scène.

L'entrée du Roi et de la Reine (acte 1, scène 2) annoncée par les accords et les dissonances incroyables de fanfares insolentes, menaçantes, impudentes, qui proclament à laface du monde la grandeur criminelle et l'arrogance du roi qui vient de monter sur le trône. Ces sons sinistres accompagnent la scène de la cour représentée comme une masse d'or éclatante.

Tous les commentateurs de Hamlet ont décrit cette scène, devenue emblématique du travail de Craig. Les paravents, disposés en demi-cercle, sont recouverts de papier doré, le même dont on se sert pour emballer les cadeaux ; le Roi et la Reine sont assis sur un trône surélevé, au milieu des murs dorés de la cour. De leurs épaules descend un manteau de brocart tissé d'or qui couvre la totalité de la scène avant de se perdre dans les dessous. les chapeaux dorés des courtisans pointent de cette masse dorée ; tous ont les yeux levés vers le trône.

La voix du Roi, martèle les mots comme un automate, qui résonnent dans la tête de Hamlet, lui causant presque une douleur physique. La sombre silhouette du Prince séparée de la cour par une barrière de grands cubes, son austère costume gris rappelle une robe de bure. Un médaillon de métal carré et la broderie d'argent terni de son costume soulignent sa différence et son détachement vis-à-vis de la cour dorée. Mi-assis, mi-allongé sur un banc, le dos contre la barrière, immobile, isolé, renfermé, le visage pâle, résolu, encadré de longs cheveux foncés : le visage d'un ascète et d'un philosophe et, en même temps, celui de l'acteur Katchalov dont chaque mucle est prêt, bandé. Sur son visage intelligent et sensible, on y lit la douleur et l'angoisse. Lorsque le Roi et la Reine s'adressent à lui, il leur répond sans les regarder, comme s'il se parlait à lui-même. A la fin du discours du Roi, la cour recule lentement et la vision cauchemardesque de Hamlet s'évanouit dans l'obscurité de la scène. Comme tiré de son sommeil, Hamlet : "Ô chair souillée ! Si elle pouvait fondre, se dissoudre et se perdre en rosée ! " (I, 2) sans cris, sans pose théâtrale, sans déclamation romantique, sur le ton simple de la réflexion. Larmes, sanglots sont contenus. Le désespoir : "Ciel et terre ! Faut-il que je me souvienne ? " est presque chuchoté. Les monologues résonnent comme des réflexions mélancoliques mais déjà parfaitement claires.

Le Hamlet de Katchalov n'a rien d'un justicier ou d'un prince cynique, avec sa tenue sombre et quasi monacale, ses cheveux séparés par une raie qui lui barre la tête comme une cicatrice (devenant comme un trait de son visage). Le public reconnaît en lui un contemporain, préoccupé par d'éternelles questions - Alexandre Kugel, l'un des critiques les plus fins de cette époque, voyait en Katchalov la quintessence de l'intelligentsia (définie autant par son activité intellectuelle que par ses valeurs morales, elle était à l'origine du Théâtre d'Art). Avec son sens élevé des responsabilités, du devoir et de l'honneur, il restait à l'écart non seulement des dorures de la cour, mais aussi de la vie russe des années 1910 où le culte poétisé de l'instabilité et du laxisme paralysait l'intelligentsia six ans avant que n'éclate la révolution bolchévique

Dans la scène de la souricière, Katchalov perd sa retenue : sa solide silhouette et sa voix traversent le plateau assombri comme une lumière fulgurante. Ange vengeur appelé à restaurer la vérité, il meurt ; mais sa mort, loin de sembler tragique, ressemble à une révélation.

Il était presque une heure du matin lorsque le spectacle s'acheva sur une bruyante ovation. Stanislavski et Craig vinrent saluer. Le lendemain, un critique écrivit que le public avait refusé de quitter la salle et rappelé Katchalov avec tant d'insistance que le Théâtre d'Art avait dû transgresser la règle qui interdisait aux acteurs de rvenir sur scène et Katchalov était venu saluer à nouveau, accueilli par un tonnerre d'applaudissements, puis il avait dû revenir avec Gordon Craig.

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