Constantin Sergueï Alexeïev

dit Constantin S. Stanislavski

(1863-1938)

 

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Héritier de l'esthétique réaliste formulée par Pouchkine, Belinski, Gogol et Chtchepkine, il n'avait aucun don pour l'abstraction et déclarait au contraire que là où comence la philosophie, l'art meurt. Il souhaitait que la science valide et cautionne sa pensée, mais il ne s'agissait que d'une confirmation après coup. Il ne cherchait pas à appliquer des principes scientifiques préalablement établis. Ses idées se formaient, se modifiaient selon les problèmes artistiques qu'il devait résoudre d'un jour à l'autre, soit en tant que comédien, soit en tant que metteur en scène.

Le 21 juin 1902, un an après avoir ouvert une école au Théâtre d'Art, il écrit à une amie actrice, Vera Kotliarevskaïa : "J'ai envie d'essayer de composer quelque chose comme un guide pour les artistes débutants. J'imagine une sorte de grammaire de l'art dramatique, un manuel d'exercices pratiques préparatoires."

Il considérait tout ce qu'il écrivait comme provisoire. Ayant choisi le mot "système" pour définir sa méthode, il le mettait de plus en plus souvent entre guillemets, ou disait : "mon soi-disant système". Il avait peur que ses idées ne devienne un dogme, figé dans un jargon que l'on pourrait manipuler.

Stanislavski rencontre Isadora Duncan en 1905. A propos d'elle : J'étais moi-même à la recherche de ce moteur de création que chaque acteur doit savoir mettre dans son âme avant d'entrer en scène ; [...] nous cherchions exactement la même chose, mais simplement dans es domaines différents de l'art. C'est elle qui le convaincra d'inviter Craig, auquel Stanislavski envoya une proposition de rencontre, qui ne se fit véritablement qu'en 1908. Brouillon d'une lettre que le russe n'envoya jamais, mais qui montre son bon esprit :
Notre Théâtre est prêt à mettre à votre disposition tous les moyens dont il dispose et à vous aider de toutes les manières dans la réalisation de vos objectifs artistiques. La première difficulté est la langue : comment exprimer les subtilités de l'âme humaine et d'une oeuvre littéraire dans une langue étrangère ? L'anglais est malheureusement très peu répandu en Russie et dans notre Théâtre en particulier. L'autre question est de savoir si vous voulez le statut de metteur en scène permanent dans notre compagnie ou celui de metteur en scène invité ? [...] Il est clair que les nouvelles idées que vous allez semer et qui germeront en nous apparaîtront dans d'autres mises en scène qui, elles, seront réalisées sans votre participation. Est-ce que cela ne sera pas gênant mais comment l'empêcher ? Si nous réussissons à collaborer et si vous choisissez notre Théâtre comme un lieu permanent de travail, alors le développement de vos idées sera comme le résultat naturel et désiré de nos travaux, mais si, pour telle ou telle raison, nous ne réussissions pas à nous entendre, alors, contre notre gré, cela deviendrait du plagiat.

Stanislavski avait noté de l'ouvrage de Craig, On the Art of the Theatre (De l'Art du Théâtre) ceci :

L'action est le vrai esprit [du jeu], les mots sont la chair.
Les lignes et les couleurs sont le coeur de l'oeuvre.
Le rythme est l'essence de la danse.

La rencontre de deux systèmes, de deux cultures, de deux passés différents : Stanislavski, élevé dans une famille traditionnelle de religion orthodoxe, connu pour son dévouement, sa discipline et sa fortune (son père possèdait, entre autres, une grande usine de cannetille, fil d'or utilisé pour les costumes militaires et les vêtements religieux) et Gordon Craig, qui avait grandi dans les milieux bohèmes de Londres, était un visionnaire charismatique, un dilapideur impulsif qui ne possédait qu'une revue : The Mask (fondée et éditée par ses propres soins) et des rêves.

La collaboration avec Nemirovitch-Dantchenko conduisit à la fondation du Théâtre d'Art (1998) ; l'invitation de Meyerhold - à celle du Studio rue Povarskaïa (1905) ; le compagnonnage avec Leopold Soulerjitski aboutit à la création du premier Studio (1913) ; le rapprochement avec Craig aida à définir les buts et les méthodes du Théâtre d'Art et déboucha sur la mise en sène d'Hamlet . Le Théâtre d'Art de Moscou fut le premier et le seul qui offrit à Craig l'occasion de réaliser ses idées sur une scène et qui lui asura tout le support matériel nécessaire. Le risque était important : en 1908, il n'était célèbre ni comme metteur en scène, ni comme scénographe, et le bénéfice qu'il pourrait tirer de son travail restait incertain.

En 1923, Stanislavski a besoin d'argent car son fils Igor, atteint de tuberculose, doit se faire soigner en Suisse. Ayant perdu sa fortune pendant la révolution, il ne vit que de son salaire et de celui de sa femme, Maria Lilina. En partant en tournée aux Etats-Unis, les représentations du Théâtre d'Art font un triomphe, mais les recettes ne couvrent pas les frais engagés et le déficit se monte à 20 000 dollars la première saison. Stanislavski cherche donc à gagner de l'argent d'une autre façon.
En janvier 1923, il adapte deux pièces d'A. Tolstoï pour le cinéma, Tsar Fiodor Ioannovitch et La Mort d'Ivan le Terrible, en un scénario intitulé La Tragédie des peuples. Une grande fresque historique où le peuple russe fait figure de héros et qui ne devrait servir que de toile de fond à une intrigue amoureuse voulue par les producteurs du cinéma new-yorkais. Ecoeuré, Stanislavski se retire du projet.

Aleksandr Kaïranski, ami intime de la famille Katchalov va sa faire l'interprète de Stanislavski. Le besoin d'argent se faisant pressant et bien qu'il déteste l'idée d'écrire une autobiographie (déjà en 1911), il se met au travail de Ma vie dans l'art. Stanislavski reçoit une avance qui lui permet de financer les soins dont Igor a besoin.

A la suite des deux tournées réalisées par le Théâtre d'Art en 1923 et 1924, les gens de théâtre américains étaient à l'écoute de quiconque leur parlait de Stanislavski et de son enseignement. Richard Boleslavski - personnage capital pour la diffusion des idées de Stanislavski aux Etats-Unis, l'a vu pour la dernière fois à New York en 1924, ignorant l'évolution de la théorie et de la pratique, telles qu'elles seront formulées entre 1930 et 1938. A part Stella Adler, Sonia Moore et Robert Lewis, personne aux Etats-Unis ne connaissait la "méthode de l'analyse active" à son dernier stade.

Lettre à Firmin Gémier du 8 avril 1926 : "L'idée d'une union des artists de tous les peuples m'est venue, à moi aussi ; durant mon voyage de deux ans avc le Théâtre d'Art de Moscou à travers tous les pays d'Europe et en Amérique. J'ai pu le concaincre par moi-même que le théâtre subit partout une crise dangereuse.
D'abord affaibli par le cinématographe, puis par la guerre qui lui a porté un coup fatal, le théâtre est contraint de flatter les goûts fortement dégradés d'un élément nouveau engendré par l'époque : une classe particulière de profiteurs qui possèdent de gros capitaux, envahissent les capitales de tous les pays et y donnent le ton. C'est tout d'abord à leurs goûts que se conforme le répertoire contemporain des théâtres et les mises en scène. C'est pour eux que se déploie un luxe inouï et que s'étale la richesse de pacotille de trucs renversants, avec des femmes nues et des sujets vulgaires comme au cinéma.

J'ai été frappé de constater que les dirigeants des pays, qui brûlent de développer sur le plan éthique, moral et esthétique les peuples qu'ils gouvernent, ont oublié comme les autres la haute vocation du théâtre et l'ont comme rayé de la liste des moyens d'éducation et d'ennoblissement moral des masses, en ne lui accordant qu'un rôle superficiel de divertissement et d'amusement, visant à détourner les gens de la politique. Au cours d'une conversation avec un haut dignitaire de la classe dirigeante, que je n'ai pas le droit de nommer car l'entretien était privé, mon interlocuteur m'a ouvertement déclaré : "Je vous préviens que je déteste le théâtre." "Lequel ?" demandai-je. "Le théâtre dépravé et vil, que je déteste encore plus que vous, ou bien celui qui est élevé, noble, qui, entreles mains de chaque gouvernement, doit servir d'instrument - c'est l'un des plus puissants et des plus efficaces - pour le rapprochement et la compréhension mutuelle des peuples ?" Après cela, nous nous sommes engagés dans une longue discussion sur le théâtre comme l'un des moyens d'assurer la paix dans le monde : maintenant que la guerre est finie, on en parle beaucoup dans tous les coins de la planète.
Dans presque tous les pays où j'ai dû jouer, dans une langue inconnue du public étranger, un répertoire qu'il ignorait complètement, ui venait d'un pays lointain, situé quelque part à l'est, nous avons entendu des phrases comme celles-ci : "Un seul spectacle nous parle bien plus que toutes les conférences, expéditions, congrès, cours, traités scientifiques qui tentent de définir l'âme d'un peuple en faisant en sorte de mieux le connaître."
Cette capacité du théâtre est très compréhensible. Si un génie national, dans ue oeuvre exhaustive, décrit les traits les plus caractéristiques et profonds de l'âme de son peuple ; si les plus grands artistes du pays, en collaboration avec les meilleurs metteurs en scène, décorateurs et autres artistes de notre art scénique collectif, interprètent, en y mettant tous leurs efforts, l'oeuvre de ce génie, montrant l'âme du peuple et les détails de sa vie propres à influer sur la mentalité du public ; si les interprètes vont en personne à l'étranger pour parler coeur à coeur de ce qui constitue leur nature spirituelle, il n'y a rien d'étonnant qu'un tel art et qu'un tel spectacle traduisent maintes sensations humaines surpra-conscientes, invisibles et impalpables, mais nécessaires au premier chef pour connaître et comprendre un peuple et un pays jusque-là inconnus. C'est ce que ne peuvent faire ni les rapports scientifiques, ni les cours, ni les traités, ni les conférences, ni les livres ou les journaux qui sont des choses mortes.
Ceux-ci ont leur domaine d'études et leurs moyens d'expression : les discours et la presse. le domaine de l'acteur se transmet, lui, par des rayonnement invisibles d'âme à âme.
J'ai dit au personnage anonyme dont il vient d'être question que c'est de gens comme lui que dépendait l'émergence de l'humanité, d'un théâtre de compréhension mutuelle des peuples du monde entier."

A la fin de sa vie, malgré sa réputation et sa renommée mondiales, une centaine de personnes seulement - ses élèves et assistants au Studio dramatique d'opéra et un petit groupe de comédiens qui travaillait avec lui à son domicile, 6, passage Leontiev - étaient initiées à ses dernières recherches. Ce sont eux qui ont diffusé oralement, dans les salles de classe et de répétition, le Système et la "méthode de l'analyse active". [Au début, la méthode des actions physique (ou méthode de l'analyse active) n'était pas toujours bien acceptée par les artistes : elle s'est imposée lentement à partir de 1950.]

Je suis né à Moscou en 1863, à la frontière de deux époques. Il restait du servage des traces que je n'ai pas oubliées. Je me souviens aussi des chandelles de suif, des lampes à huile, des tarantass, des dormeuses et des estafettes, des fusils à pierre et des petits canons qu'on eût pris pour des jouets. J'ai vu naître voies ferrées et trains rapides, bateaux à vapeur, aéroplanes, dreadnoughts et sous-marins, automobiles, projecteurs électriques, téléphone avec fil et sans fil, télégraphe et canon de 305. Ainsi, de la chandelle de suif au projecteur électrique, du tarantass à l'aéroplane, du voilier au sous-marin, de l'estafette à la radio, du fusil à pierre à la Grosse Bertha, du servage au bolchevisme et au communisme, je vécus bien des bouleversements qui remirent en cause plus d'une fois les principes fondamentaux de mon existence.

Ma vie dans l'art

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