La Nuit des rois

(1600-1601)

de William Shakespeare (1564-1616)

mise en scène Krzysztof Warlikowski, 1999

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Piotr Gruszczynski – Et que se passe-t-il dans le texte lorsque Viola revêt le costume masculin ?
Krzysztof Warlikowski – Viola, c’est-à-dire le garçon qui joue la fille, met un costume de garçon.
P. G. – Lorsqu’un garçon, qui joue une fille, se transforme de fille en garçon, quelle direction cela donne-t-il aux relations et aux désirs ? D’un côté Olivia, de l’autre côté le Prince, entre les deux, Viola comme messager. Comment cela fonctionne-t-il alors ?
K. W. – Sur plusieurs plans à la fois. Si l’on admet qu’il faut traiter cette modification de manière conventionnelle, c’est-à-dire qu’il y a des garçons qui tout simplement imitent les filles, il n’y a pas de grands problèmes. Mais si un garçon n’imite pas une fille mais fait ressortir sa propre féminité, alors tout commence à se mélanger et cela devient beaucoup plus difficile. Comment ce garçon féminisé doit-il de nouveau faire ressortir sa masculinité ? Ronconi a réalisé une
Médée dont le rôle-titre est joué par un homme qui n’imite pas une femme mais qui est un travesti.
P. G.Shakespeare lui-même ne donne aucune raison de soupçonner que le déguisement de Viola en homme signifie autre chose qu’un moyen, une ruse pour survivre dans un monde gouverné par les hommes.

K. W. – Y a-t-il dans notre société des filles qui, tout en étant à l’aise dans leur sexualité, décident de se faire passer pour des hommes parce que c’est plus simple ? Cela peut se produire dans les films américains. Dans la vie réelle, on n’a pas de tels exemples. Et pourtant nous savons depuis des centaines d’années que, théoriquement, il vaut mieux être un homme. Si tu ne trouves pas de tels exemples dans la vie, comment peux-tu penser à une telle situation ? Cela arrivait si souvent à la Renaissance que quelqu’un cache son sexe ? Pour moi, cette situation est impossible dans la vie : Tootsie, c’est-à-dire Dustin Hoffman en robe, n’existe pas. Aussi, si tu n’as pas de tels exemples dans la vie, tu ne peux pas considérer que pour Viola, ce n’est qu’un calcul intelligent. Sans parler du fait qu’elle perd son frère, jumeau de surcroît, avec lequel les liens sont différents de ceux qui la lieraient à un frère ordinaire. Il peut toujours y avoir des troubles sexuels. Shakespeare sous-entend, mais clairement, qu’il ne s’agit pas d’un déguisement par calcul.
P. G. – Mais les sentiments de Viola pour le Prince sont des sentiments purement hétérosexuels, elle le désire.
K. W. – Le sentiment de Viola pour le Prince est un sentiment pur ? Seulement il éclot entre deux hommes ! Etre un homme vous oblige à certains comportements, c’est-à-dire qu’elle est un homme avec le Prince. Il se forme une proximité entre deux hommes, que cela tende vers la sexualité ou pas. Puisqu’elle est garçonne, cela signifie qu’on ne peut aller vers un happy end car ils resteront toujours des gens à la frontière de l’identité sexuelle, jamais assouvis jusqu’au bout. Rien ne se dénouera. Et c’est là, la fin de La Nuit des rois. Il nous semble que Viola pourrait tomber amoureuse du Prince. Elle a perdu toute sa famille, et maintenant elle pourrait s’installer en tant que femme au côté du Prince. Et pourtant, finalement, elle devient un homme. Elle est entrée dans une relation qui est masculine. Elle a réussi à être dans la proximité d’un homme. Maintenant son calcul est le suivant : qu’arrivera-t-il lorsqu’elle se dévoilera et dira la vérité ? Surgit la peur que le Prince aime en elle l’homme, qu’il est homosexuel et que c’est pour cela qu’il ne peut se déclarer à Olivia. Et l’autre éventualité est qu’il n’est pas homosexuel mais que lorsqu’elle retirera son déguisement, son attachement ancien disparaisse et ne soit pas remplacé par un nouveau.
P. G. – Cela agit du côté d’Olivia. Viola en réalité ne se trouble pas car elle a pleinement conscience de sa situation, elle bouleverse les deux amants.
K. W. – D’un autre côté, elle entre pour moi dans une relation très dangereuse. Car elle est aimée et elle en a conscience. Un jeune homme qui a conscience qu’il est doublement aimé, par une femme et un homme, doit avoir le problème de savoir qui il se sent exactement.
P. G. – Autrement dit, le happy end est impossible car le Prince et Olivia ont été soumis à la tentation homosexuelle.
K. W. – Le problème du dénouement y est lié. A la fin apparaissent des jumeaux. Au théâtre c’est une situation impossible. On peut bien sûr imiter des jumeaux, on peut chercher des individus qui se ressemblent, ou avoir de vrais jumeaux ce qui est très rare, ou le jouer avec un seul acteur comme on le fait d’habitude. D’abord, je pensais qu’un des jumeaux serait assis et qu’à côté, apparaîtrait la projection de l’autre. On aurait pu développer cela. Je n’ai pas beaucoup réfléchi pourquoi je voulais jouer cette scène de cette façon. Je n’étais pas convaincu, cela ne paraissait pas assez fort, et en fait n’aboutissait nulle part.
P. G. – Qu’un seul acteur le joue ?
K. W. – Non, que l’on fasse une projection. Aussi y ai-je renoncé. Et j’ai essayé de voir ce que cela donnerait si un acteur tout à coup devenait double. Cela donnait quelque chose de très bizarre. Sur la scène, il y avait une cuvette d’eau, l’acteur retirait son kimono (ils étaient en tenues orientales ce qui rendait la distinction sexuelle plus difficile). La lumière reflétée dans l’eau éclairait l’acteur et au moment de la reconnaissance, une pluie d’or se mettait à tomber sur lui : le miracle du dédoublement, de la transgression, du mythe ressuscité. Tout à coup cet homme était double, parfois il parlait de sa voix ordinaire et parfois, quelque part à l’intérieur, c’était plus féminin, plus doux. Toute la conversation se déroulait ainsi. Nous avons montré ainsi qu’il n’y avait pas deux personnes. Il n’était pas nécessaire de dire qui elles étaient, si elles étaient homosexuelles ou non, mais il y avait certainement en elles une part qui restait pour toujours inaccomplie. Olivia tombe amoureuse de ce garçon, non pas parce qu’il est un garçon, mais parce qu’il représente une certaine sublimation d’un garçon efféminé, et cela lui plaît. Elle a aimé la femme dans l’homme. Tout comme le prince dans l’homme a aimé la femme.
En fait cette dernière scène n’apportait rien à la narration, mais elle ouvrait cette dualité, posait la question de l’origine des jumeaux, de la signification de cette histoire de jumeaux, du sens de la métaphore. Cette dualité en une personne devenait une sorte de miracle théâtral, donnait des réponses inquiétantes ou provoquait des questions troublantes.
P. G. – Mais dans le drame de Shakespeare il y a deux personnages, Viola et Sébastien.
K. W. – Vers la fin nous voyons ensemble Viola et Sébastien et c’est là que commence le problème. Nous cherchons le moyen de montrer qu’ils sont tout à coup deux. Ou nous les montrons tous les deux ensemble, ou nous utilisons une projection, ou nous faisons comme je l’ai fait : tout à coup une personne devient double. Il me semble que c’était plus fort au point de vue de la signification de cette comédie, de la signification de l’utilisation de jumeaux dans un spectacle.
P. G. – Dans La Nuit des rois, au mariage que tu n’aimes pas, auquel tu ne crois pas, succède une vie dans l’inassouvissement ?
K. W. – Oui, s’il n’y avait pas Sébastien et le soupçon que c’est lui que le Prince préfère cela aurait pu bien se terminer, mais on ne peut pas inverser ce qui a été. (1)

P. G. – Quand tu as parlé à l’acteur qui devait jouer le rôle de Viola comment lui as-tu expliqué la complexité de ce personnage ?
K. W. – Cet acteur était homosexuel et comprenait tout cela très bien. Nous ne voulions pas trop toucher à ces garçons, nous voulions sauvegarder leur naturel. Il fallait résoudre la question du jeu, jouer la féminité ou essayer de la trouver en soi-même.
P. G. – Pour le rôle de Viola tu cherchais expressément un homosexuel ou est-ce arrivé par hasard ?
K. W. – Je faisais un casting et je bavardais avec les acteurs. Je savais qui comprendrait le mieux ce que je voulais faire. Cet acteur justement a parfaitement compris le problème de Viola puisqu’il a auparavant été une femme et après deux ans de travail dans le milieu du théâtre à Stuttgart, il a changé de sexe, il est devenu un homme homosexuel. Je n’avais vraiment rien à lui expliquer. En même temps que lui apparaît un quatrième sexe, un sexe en attente, après transformation, c’est-à-dire au fond qui ne peut assouvir ni l’un ni l’autre. En fait, quelque chose d’artificiel qui ne peut satisfaire, même psychiquement, ni rien ni personne. Il jouait là encore un autre thème : rejeté par tout le monde, désiré par personne.
P. G. – Dès le début, tu as jeté l’acteur dans une situation de tentation sans issue ?
K. W. – Le spectacle commençait par quinze minutes de discothèque assourdissante où tout était en effervescence. Mais tout se déroulait en nuances.
P. G. – Nous croyons souvent qu’être différent crée la solidarité entre les gens appartenant à ce qu’on appelle une minorité. Dans La Nuit des rois c’est un peu différent. Malvolio est en quelque sorte la soupape de sécurité de toute cette situation. S’il n’était pas là, le conflit se serait peut-être transféré vers les héros principaux.
K. W. – Aucun des héros de cette histoire n’accepte son homosexualité. On retire les masques et émerge un problème non résolu. Beaucoup de gens parmi nous ne sont pas capables de reconnaître leur homosexualité. (2)

Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché, Arles, Ed. Actes Sud-La Monnaie De Munt, série "Le Temps du théâtre", dirigée par G. Banu et C. David, 2007, (1) p.104-108, (2) p.109-110.

 
 
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