De Richard III à hunger ! (extraits)
par Michèle Pralong - dramaturge
POUVOIR/CHAOS/CHAMBRE A COUCHER/MULTIPLICITE/VOIX/SOLITUDE/ MASSE/POUVOIR/ASCENSION/IDENTITE/DEPLACEMENT/SPORT/LANGUE/RUGBY/REGLES/ DEPLACEMENT/KUROSAWA/POESIE/VITESSE/DESTIN/ANTITHESE/CHOEUR/STADE/OPINION/ PUBLIQUE/GEOMETRIE/MASSE/CODES/SOLEIL/FAIM/PAYSAGE/ FASCISME/KUBRICK/LAMENTATION/VIOLENCE/POUVOIR/NOW/CHOC/LENTEUR/DEDOUBLEMENT/STRAWINSKY/PROCESSUS/
FLECHES/CLASSICISME/ARBITRE/FEMMES/FRICTION/ GESTUS/CASSAVETES/STADE/CADAVRES/ACCELERATION/GLOBE/FLUX/ARBRE
GENEALOGIQUE/SPORT/POLYPHONIE/FRAISES/SHAKESPEARE/NIETZSCHE/ARCHITECTURE/CRIME/DECROCHEMENTS/MAL/ DEMESURE/HUMOUR/RENAISSANCE/YORK/SOIF/COSMOS/SCENE/CASQUE/IMPRECATIONS/POLITIQUE/
MACHINE/LARMES/ORDRE/FAMILLE/PATATES/DANSE/SILENCE/POST-DRAMATIQUE/PARTITION/VONTRIERS/
PROPAGANDE/ROYAUTE/DICTATURE/VERBE/POL POT/CONDENSATION/MORT/
CONSTELLATIONS/ENERGIE/REINES/CHUTE/KOOHLAAS/RYTHME/POUVOIR/LYRISME/
SENEQUE/ANGLES/VENGEANCE/OBJECTIVISATION/CRIME/SPECTRES/IMPOSTURE/
CONSCIENCE/FRONTALITE/IRONIE/JUNK SPACE/MANICHEISME/MATCH/ ORCHESTRATION/ATMOSPHERE/FINIR/STRATEGIE/GRAND MECANISME/REVE/ SANGLIER/COMMENCER/
La fascination de Maya Bösch pour cette pièce du 16ème siècle – elle a jusque là monté exclusivement des textes contemporains – tient à la langue, à sa force et à sa musicalité. Richard III est un oratorio de violence et de lamentation. Un déferlement de souffles, de rythmes, de mots orchestrés aussi précisément que le serait un opéra du Mal : contrairement à ce que veut l’époque, le sang est ici dans le verbe, pas sur scène, et l’intérêt de l’auteur porte plus sur l’expression de l’horreur (condamnation-meurtre-lamentation-prophétie-vengeance) que sur l’horreur elle-même. Exit la tragedy of blood, telle qu’elle se déploie sur les très nombreuses scènes élisabéthaines : choc d’une poétique du crime. Là est la force, l’originalité de ce texte.
Respectée intégralement jusqu’à la fin du quatrième acte, la pièce trouve un nouvel épilogue dans notre spectacle à travers une réécriture du cinquième et dernier acte. Manière de dire que si cette langue de pouvoir venue de la Renaissance peut encore travailler nos sensibilités et nos imaginaires, le final manichéen et surplombant (Dieu envoie un ange pour anéantir la bête) ne regarde plus la conscience contemporaine.
Richard III nous regarde, oui. Tyran qui n’est pas une exception humaine mais un comble, manipulateur qui prend le spectateur (chaque spectateur à travers les siècles) comme seul adversaire/partenaire à sa hauteur, bossu qui séduit par son absolue liberté de langage et d’action.
hunger ! sera donc une orchestration physique et vocale de la pièce de Shakespeare, quelque chose comme une manifestation épurée des forces en présence durant vingt-cinq scènes. Et pour faire vibrer les puissances rassemblées là, pour activer leurs stratégies verbales, c’est la métaphore du sport qui a été choisie.
The World is a stage. Shakespeare
The World is a stade. hunger !
Mais comment définir un théâtre qui ne privilégie pas le scénario ? Car en effet, la fable de Shakespeare n’est pas ce que, prioritairement, hunger ! veut faire passer. Deux exemples : la mise en scène se préoccupe moins de savoir comment Richard peut séduire Lady Anne dont il a tué le mari et le beau-père, que de marquer chorégraphiquement la parenté des deux grande scènes d’opposition Richard/Lady Anne et Richard/Elisabeth, qui sont structurées sur le même rythme ping pong (de la persuasion par le smash) ; la force de détestation/prophétie de Margaret est plus importante à faire résonner de manière sonore et corporelle que le détail de sa vie tourmentée. Cette ex-Reine qui traverse toute la tétralogie est un vecteur d’imprécations rageuses, une mémoire mise en boucle des calamités du Royaume d’Angleterre, et c’est cette force de profération qui doit atteindre le public. C’est peut-être simplement l’intuition de Peter Brook qu’il s’agit de concrétiser lorsqu’il dit : « Une pièce de Shakespeare est une longue phrase ».
Tout est donné dès le début à travers l’autoportrait de Richard : voilà un agent du diable qui va agir diaboliquement. Il n’y a donc aucun suspense, aucune progression psychologique ; les personnages sont seulement des fonctions, des instances de discours qui se combinent entre elles comme les instruments d’une symphonie.
LA FABLE, D’ABORD PROPREMENT STRUCTUREE, SE COMPLEXIFIE ; LE CHAOS S’IMPOSE AFIN QU’UNE NOUVELLE DISTRIBUTION PUISSE S’IMPOSER, AFIN QUE RICHMOND, PIVOT DU TRAVAIL SUR SHAKESPEARE COMME MATCH, PUISSE SURGIR : NOUVEL HOMME, NOUVEAU CYCLE DE POUVOIR/TERREUR. LA FIN DE SHAKESPEARE EST A LA FOIS LISSE, CALME ET IRONIQUE : LA PAIX OUI, MAIS QUELLE PAIX ? TOUT CELA PEUT ETRE CONCRETISE PAR L’OCCUPATION DE L’ESPACE DE JEU, PAR DES CONSTELLATIONS PRECISES.
Le travail de Maya Bösch se situe clairement dans un champ scénique que certains appellent post-dramatique (1). Champ occupé notamment par des Cunningham, Wilson, Castellucci, Bausch, ou du côté francophone par des Nordey, Gabily, Tanguy, sans parler du cinéma de Godard, par exemple. Qu’elle vienne après le dramatique ou qu’elle se déploie plus vraisemblablement dans ses marges, cette manière évacue une conception basique du texte de théâtre comme lieu d’un conflit manifesté par du dialogue. Elle en appelle plus volontiers à l’épique, au lyrique, au chorégraphique et se fonde sur le monologique et la choralité davantage que sur le dialogique.
Cette manière est d’ailleurs plus facilement acceptée par les spectateurs de danse que par ceux de théâtre : le logos jouant ses bons offices de communication, il est moins aisé de s’arracher au sillon narratif lorsqu’on s’en remet à une pièce.
Rappelons toutefois que mimesis vient du grec mimesthai, qui signifie représenter par la danse. Dans cette approche qui passe outre le drame, il faut voir surtout une fascination pour la langue : une langue considérée comme musique, rythme, cri, chant, une langue qui vaut par elle-même, et qui, dans sa manifestation même, malmène la continuité du sens.
LAISSER TOMBER LA PIECE/NE GARDER QUE LE TEXTE/IGNORER LE DIALOGUE/NE PAS S’APPROPRIER LA REPLIQUE/RESTER DANS LE FLUX/NE JAMAIS S’ASSEOIR/PORTER A TOUT INSTANT TOUTE LA PIECE/TROUVER UNE MESURE CORPORELLE A LA MESURE DU TEXTE / IDEM DEMESURE/SAUVER LES CORPS, LIQUIDER LES RECITS/NE PAS COMPTER SUR LA CONSOLATION DE LA FABLE/SE FAIRE OPERATIQUE ET CHOREGRAPHIQUE/METTRE A LA PLACE DU PERSONNAGE UN SPORTIF DE LA LANGUE
(indications aux comédiens)
Sur la fable de Shakespeare vient se poser la fiction d’un match. Dès sa première approche de Richard III il y a deux ans, Maya Bösch a eu cette intuition du choc, de la confrontation, l’intuition d’un choeur de comédiens lancé contre le corps du texte, contre Shakespeare. Dans Richard III, pièce antithétique, le langage est nerf de la guerre, énergie, drogue. De là, l’idée du match. Par un transfert d’ordre post-dramatique, l’attention exclusive au déroulé narratif se voit ainsi dynamisée par un schème sportif englobant.
Cette fiction du match s’accompagne d’une indication fondamentale pour le comédien : il doit être en distanciation maximale avec la fable shakespearienne (puisque ce qu’il utilise de ce qui est donné par Shakespeare, c’est essentiellement la langue en tant que drogue pour alimenter le speed du match), et en identification maximale avec la fiction du sport.
COSTUMES PLUS AU MOINS UNIFORMES. RESTER DANS L’ESPRIT DE L’EQUIPE, TOUJOURS, COMPLETEMENT. CASSER / DETRUIRE LA HIERARCHIE DU TEXTE, INTERVENIR DANS CETTE HISTOIRE DE POUVOIR EN IMPOSANT UNE AUTRE FICTION, QUI BOUGE SANS CESSE, UN COMBAT D’UN AUTRE ORDRE.
RICHARD III EST UNE HISTOIRE DE POUVOIR. NOUS UTILISONS LA METAPHORE DU SPORT POUR PARLER DU POUVOIR ET PAR CETTE METAPHORE NOUS OUVRONS UN ESPACE DE GUERRE. IL FAUT POSER LE PLUS RAPIDEMENT POSSIBLE LA MISE EN ESPACE, LES FORMATIONS ET CONSTELLATIONS LIEES A CHAQUE SCENE, POUR QUE L’ACTEUR PUISSE COMMENCER A S’INVENTER DANS CES GEOMETRIES, A IMAGINER PLUS LOIN QU’ELLES, AVEC LE PLUS DE LIBERTE POSSIBLE. (notes, Maya Bösch)
La configuration théâtrale fondamentale de ce spectacle, c’est simplement onze acteurs, hommes et femmes d’aujourd’hui, avec des corps et des mentalités d’aujourd’hui, formant une équipe prise entre soixante et un personnages du 16ème siècle, inusables et inusés, et un public de plusieurs centaines de spectateurs d’aujourd’hui. Match.
La fiction sportive ne se manifeste pas ici par l’adoption d’un sport en particulier : on est dans l’esprit du sport, mais côté déréglementation, avec une indistinction d’équipes, de règles, de terrain ; les alliances se font et se défont, les codes changent, l’espace de jeu fluctue, et c’est toujours Richard qui décide des inflexions, qui mène le jeu. Ce sport déréglementé sécrète trois injonctions qui collent très bien à Richard, presque un mini-manifeste libéral : agir, s’adapter sans cesse et ne rien attendre des autres, tirer un maximum de profits.
L’ENTREE EN MATIERE DU SPECTACLE DOIT ETRE SPORTIVE, DECIDEMENT : APPARAISSENT SUR LE PLATEAU DES ATHLETES DE LA REPRESENTATION (ILS VONT COURIR LES TROIS HEURES TRENTE DU RIII, UNE DES PLUS FAMEUSES EPREUVES LAISSEES PAR SH.). MAIS CE NE SONT PAS DES SPORTIFS LANCASTRE CONTRE YORK, CE SONT DES SPORTIFS DE LA MIMESIS : IL FAUT TOUT DE SUITE FAIRE SENTIR QUE CETTE ENERGIE VA SE DIRIGER CONTRE LA FABLE, CONTRE LA DRAMATIS PERSONAE. DONC PAS DE T-SHIRTS NOIR-BLANC COMME ESSAYE HIER, SINON ON CROIT QUE C’EST SEULEMENT UN MATCH ENTRE ROSE BLANCHE ET ROSE ROUGE
PEUT-ETRE MEME FAUT-IL VERBALISER CELA : UN ACTEUR S’AVANCE ET DIT AU PUBLIC, PENDANT QUE LES AUTRES SE PREPARENT, METTENT LEUR EQUIPEMENT RIII : « ON VA SE BATTRE CONTRE SHAKESPEARE, CE RICHARD, ON VA LUI FAIRE LA PEAU UNE FOIS POUR TOUTES, ON VA SE BATTRE CONTRE VOUS, CONTRE VOTRE SCEPTICISME, CONTRE LES 500 ANS QUI SEPARENT CE TEXTE ET VOUS.» PUIS HAKA, DEBUT DES HOSTILITES. (notes, Maya Bösch)
Dans ce sport, c’est la langue qui est munition, ballon, drogue (une liste des munitions de chaque personnages – total du nombre de mots anglais dans toute la pièce – a été établie, chiffre qui sera peut-être porté sur les costumes). Mais de quoi est faite cette langue qui commande absolument la mise en scène ? En virtuose, Shakespeare multiplie les registres, les tons, les tessitures. Il exploite aussi deux rythmes différenciés : celui des hommes crachant sur un tempo emballé une langue du crime ou de la propagande, celui des femmes prenant le temps du chagrin pour déplorer, maudire.
Il faut rappeler que la langue baroque anglaise est encore très libre au 16ème siècle : peu fixée grammaticalement et lexicalement, polysémique, elle fonctionne par associations de sens ou de son, se plaît au mélange noble/vulgaire. Tous élans que le français d’aujourd’hui, plus rationnel, plus corseté, peine à rendre parfois.
Les femmes utilisent un langage traditionnel, connu, traversant des champs métaphoriques saturés par l’usage : ce qui fait que Richard peut terminer leurs phrases. Lui au contraire est d’une inventivité, d’une souplesse d’esprit qui en font quasiment un poète. L’opposition principale de la pièce serait alors celle-ci : la rigidité morale et formelle de tous contre la labilité absolue de Richard.
Shakespeare met ainsi en évidence le conflit qui existe à l’époque entre deux conceptions du langage : le cratylisme, qui dit que les mots collent par nature aux choses, que le mot est l’icône de la chose et le nominalisme, qui croit à l’arbitraire du signe. Les femmes – c’est patent dans le duel du début entre Richard et Lady Anne – sont cratyliennes, donc toujours univoques ; Richard est nominaliste, d’où les jeux de mots, les mensonges, les métaphores inventives, la polysémie…(« I moralize two meanings in one word »).
Richard, Duc de Gloucester, introduit ainsi à la complexité du monde moderne. Il est Machiavel, animal politique qui enterre l’image du bon roi médiéval et invente la raison d’état. A ceci près que Machiavel ruse et trompe pour le bien du peuple, là où Richard ne vise que sa propre ascension.
Par Richard, qui est machiavélique, sceptique, nominaliste, et Richmond qui est aussi machiavélique, Shakespeare sème le doute au sujet de dogmes établis : le roi n’est peut-être pas le représentant de Dieu sur terre ; ce n’est peut-être pas la Providence qui dirige la vie des hommes ; l’homme n’est peut-être pas naturellement bon ; la vie sur terre est peut-être un sacré chaos,…
(1) Hans-Thies Lehmann : Le Théâtre post-dramatique, à l’Arche, 2002
traduire RICHARD III / André Markowicz
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