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Howard Barker (1946- Naissance à Dulwich |
Howard Barker agresse le spectateur dans le confort de sa conception du théâtre comme « sortie mondaine », divertissement ou même propagande politique. Pour protecteur que soit le noir de la salle, le public ne parvient pas pour autant à se soustraire à cet espace tortionnaire que crée l’extraordinaire puissance dérangeante du dramaturge. Si, en cette fin du XXème siècle, l’horreur s’immisce dans tous les genres littéraires et peut-être artistiques (outre les tableaux de Bacon, voir les romans de D.M. Thomas et de Ian McEwan) au point de se constituer, sinon en mouvement, du moins en “poétique”, Howard Barker, talonné de près par Peter Barnes, s’élève sans aucun doute comme la figure de proue des dramaturges de l’abjection. Barker lui-même divise son oeuvre considérable en deux parties autour de la charnière que constitue l’avènement du concept de « Théâtre de la Catastrophe » (“TheTheatre of Catastrophe”). C’est, à mon sens,Victory : Choices in Reaction (1983) qui entérine le passage de ce qu’il nomme « un théâtre inférieur » (“an inferior theatre”) — théâtre socio-politique dont les centres d’analyse sont, parmi beaucoup d’autres, le pouvoir et ses malversations (That Good Between Us, 1977), la guerre (The Love of a Good Man, 1978), la décomposition de la société britannique (The Hang of the Gaol, 1982) — , à un « théâtre de nécessité » : “Our task is to make theatre a necessity. This can be achieved only when what it provides ceases to be entertainment on the one hand, or moral or political instruction on the other.” "Notre tâche est de faire du théâtre une nécessité. Cela ne peut advenir que lorsque ce que procure le théâtre cesse de relever du divertissement, d'une part, et de l'édification morale ou politique, de l'autre" 1 Cette étude s’appuiera sur les pièces récentes de Barker pour cerner de plus près l’objectif de sa dramaturgie réactiver les catachrèses scéniques, donner un sens nouveau aux différents espaces théâtraux (espaces scénique, dramatique mais aussi ludique et textuel) pour enfin créer l’espace de la catastrophe. Le théâtre de Barker est d’abord un théâtre de la destruction ; sa dramaturgie, une renaissance des décombres. Avant tout, Barker fracasse, démolit, met en pièces. Tel le phénix qui renaît de ses cendres, son théâtre se nourrit de l’anéantissement de toute existence scénique antérieure. Théâtre de la souffrance donc, il se place d’entrée de jeu sous le signe de la « cruauté » au sens où l’entend Antonin Artaud. On pourrait emprunter à Julia Kristéva les propos qu’elle tient sur Céline et dire que Barker compose un théâtre de la douleur et de l’horreur non seulement parce que les « thèmes » y sont, tels quels, mais parce que toute la position dramaturgique semble commandée par la nécessité de traverser l’abjection dont la douleur est le côté intime, et l’horreur le visage public. 2 Le Théâtre de la Catastrophe ne peut voir le jour qu’en passant par la destruction systématique de tous les codes théâtraux en vigueur. Immédiatement perceptible, l’espace scénique est le premier touché. Les cinq premières scènes de The Bite of the Night (1988) se situent dans les ruines d’une université. Le sens nouveau (à différencier d’un « message » dont Barker nie strictement l’existence, on y reviendra) surgit d’une mise en espace qui échappe à toute catégorisation. Il ne s’agit pas à l’évidence d’un espace naturaliste, ni même d’un espace symboliste où le lieu serait, selon la définition de Patrice Pavis, « dématérialisé puis stylisé en univers subjectif ou onirique soumis à une logique différente » 3. C’est, tout au plus, par moment que l’espace s’y révèle expressioniste, comme dans ses pièces les plus linéaires. En effet, dans les pièces où une fable organise le déroulement dramatique (The Love of a Good Man, Victory, The Castle), l’espace est le plus souvent expressioniste ou parabolique, choix qui prédomine dans l’ensemble du théâtre contemporain anglais sous influence brechtienne (John Arden, Edward Bond, David Hare, Caryl Churchill, etc.). Il se modèle en lieux signifiants, microcosmiques, où se met en scène le reflet schématisé (« parabolique ») d’un conflit ou d’une crise universelle : la plage, le « gouvernement », la rue dans le premier acte de The Bite of the Night, le château dans The Castle. Il n’est cependant pas rare que l’espace créé, pour sommaire qu’il soit, s’anéantisse dans une même tentative de contrarier perversement toute hypothèse interprétative. D’un espace scénique de la destruction, on passe à la déconstruction de l’espace dramatique 4. Comme le dit Barker dans The Last Supper : “A wind of desolation sweeps the stage”(p. 6). Ce vent de désolation efface tout repère chronologique ou topographique. Avec Barker, plus encore qu’avec tout autre dramaturge contemporain (Bonnotamment, voir en particulier les War Plays), on est en dehors de l’histoire, dans une temporalité anhistorique. Une seule constante temporelle émerge, comme un fil rouge, de tout le théâtre de Barker : ses pièces sont toutes situées dans un temps post-catastrophique. Elles débutent au lendemain d’une apocalypse ou d’un renversement : charniers de la guerre dans The Love of a Good Man et dans The Last Supper ; assassinat de Bradshaw et Restauration dans Victory ; Université en ruine et Troie vaincue dans The Bite of the Night ; lendemain de révolution dans Hated Nightfall, pour ne citer que quelques exemples. Si certaines de ces pièces peuvent renvoyer le spectateur à des périodes de l’histoire identifiables, Barker s’emploie cependant à détruire toute certitude et entraîne le spectateur dans un « voyage au bout de la nuit ». Ainsi, comme le fait remarquer Ruby Cohn 5, les différentes Troies recensées dans The Bite of the Night (“Paper Troy”, “Mum’s Troy”, “Laughing Troy”, “Fragrant Troy”...) ne sont pas des références à la Troie historique, ni même à la Troie mythique. Il s’agit au contraire d’une représentation fictionnelle et fantastique de Troie et du mythe qui lui est attaché 6. Le procédé d’universalisation est appliqué avec la régularité d’un système : Barker analyse une nouvelle fois la guerre de Troie comme parabole fondatrice du destin tragique du monde. Ainsi, ce sont des soldats contemporains (Elsom) qui hantent la Troie antique et s’entretiennent avec Hélène ; Savage, l’universitaire, a pour épouse une femme qui se nomme Creusa, du nom de la femme d’Enée. L’universalisation se lit jusque dans les interjections : “Oi” est celle que préfèrent Hogbin (p. 11, 23, 27, 34, 43), Epsom, Gummery (p. 14) et MacLuby (p. 28). L’ironie du sort veut qu’elle convienne à la fois à la victime et au bourreau. “Oi” est en effet le raccourci du Yiddish “Oi Gewalt”, expression archétypale du juif s’exclamant « quel malheur! ». Cette allusion à l’holocauste n’est pas isolée : on trouve une autre référence à la Shoah dans le savon que respire Savage et qui exhale une odeur de cadavre, celui de Hogbin notamment. Dans The Last Supper, c’est de façon significative le violoniste de la troisième parabole qui utilise cette interjection (autre cliché du juif d’Europe centrale armé de son violon). Toutefois, et c’est là le paradoxe qui en fait l’intérêt et en justifie l’abus par Barker, cette interjection, à l’interface du verbal et du gestuel, est aussi le cri de guerre des “skinheads” dont on connaît les accointances avec l’idéologie néonazie (le terme de “Oi music” désigne la musique “skinhead”). Une fois de plus, les époques s’entremêlent pour créer un contexte post-éthique, dans une a-temporalité anhédoniste et a-morale. Le lieu donc, comme celui de la tragédie classique, ne fonctionne que parce qu’il est neutre ; toute caractérisation est rendue superflue. L’espace de Barker se contente de fournir un « support » (« intellectuel et moral ») au personnage. Dans les pièces les plus « cycliques », il en est de même. L’espace échappe à cette dernière emprise du sens interprétatif que fournit l’expressionisme. Lacunaire, l’espace devient « objectal » : toujours vaste et dénudé, avec, en son centre un objet : une chaise dans Hated Nightfall, une table avec un miroir dans Wounds to the Face, un hamac puis des tables dans The Last Supper, une cage dans The Bite of the Night (Act II), autant de praticables 7 qui supportent le jeu scénique de l’acteur et déterminent l’espace gestuel. Même s’il n’est pas d’objet brut qui n’ait déjà un sens social et qui ne s’intègre à un système de valeur 8, la connotation donnée par l’objet scénique extirpé de son contexte, est réduite à son minimum. La coiffeuse n’est pas l’élément central d’une chambre ou d’un intérieur domestique ; elle devient insolite car surgie de nulle part. Elle se vide de son signifié et résiste ainsi à toute tentative d’interprétation. Si l’espace dramatique ne fonctionne plus guère dans le système référentiel conventionnel, autant dire que l’espace ludique (ou gestuel) des personnages se réduit à un mécanisme bien huilé qui tourne à vide. La chaise dans Hated Nightfall ne renvoie ni au « gestus » 9 du repas, ni à celui de la conversation : elle soutient le lourd et interminable sommeil de Caroline. La coiffeuse de Wounds to the Face ne renvoie nullement au « gestus » de la coquette, ni même à celui, métathéâtral, du comédien qui se farde, mais à un questionnement méthodique et philosophique sur la notion de visage ou de face. Les personnages sont tour à tour coupés en morceaux, fragmentés, amputés. Ils se voient privés de tous leurs attributs théâtraux : la tête dans Victory, le visage dans Wounds to the Face, la voix (langue arrachée du mari d’Hélène de Troie), les yeux (Homère est aveugle) puis les membres dans ce que l’hyperréalisme sarcastique de Barker nomme « l’émondage d’Hélène » (“the pruning of Helen”) dans The Bite of the Night. Parce qu’il est empêché, l’espace gestuel se trouve renforcé. Là encore, le jeu naît de la déconstruction et si, au plan esthétique, l’outrance et l’excès de Barker s’opposent à la terne résignation d’un Beckett, on n’est cependant pas loin de l’espace ludique, propre au théâtre de l’absurde, qui déconstruit pour amplifier : celui, minimaliste, de Beckett qui condamne ses personnages à la paralysie, à la surdité et enfin à l’aphasie dans un lent déclin (Fin de Partie) ; ou celui, disert, vantard à l’occasion, des personnages de Ionesco (Le Roi se Meurt). Enfin, dernier bastion de cohérence ou de sens dans cet univers en désagrégation, l’espace textuel lui-même s’abolit avec le sacrifice de la linéarité. En effet, si l’espace scénique se crée soit autour de visions apocalyptiques (The Bite of the Night) soit autour du néant ou de l’absence (The Last Supper), c’est parce que les pièces de Barker arborent une architecture complexe. Le déroulement linéaire de la fable se court-circuite dès lors que le spectateur commence à le percevoir en tant que progression logique. Des « variations » sous forme d’interludes ou de paraboles (The Bite of the Night ; The Last Supper) viennent interrompre la trame narrative. Elles transposent dans un ailleurs, qui n’est du reste pas plus défini que l’espace dramatique initial, la mise en scène d’un thème précis, en rapport ou non avec ce dont il était question jusqu’alors. La trame narrative de The Last Supper est entrecoupée de huit paraboles qui promènent le spectateur dans un monde de soldats qui ne tuent personne — “we kill no-body” est leur leitmotiv — et qui interagissent avec un réseau parallèle de personnages. Dans The Bite of the Night, un « interlude » vient clôturer l’acte I et de l’acte II. Tel un épilogue, cet interlude répond au prologue qui introduit chaque acte et verrouille ainsi l’acte en une sorte d’entité dramatique autonome. Cependant, les espaces interludiques ne sont pas strictement cloisonnés. Dans les deux pièces mentionnées, l’espace scénique doit pouvoir autoriser la réunion des espaces dramatiques. Le gourou Lvov et quelques-uns de ses disciples ne sont pas confinés à l’espace restrictif et morcelé de leur espace dramatique propre. Ils font également irruption dans la sixième parabole de The Last Supper, tandis qu’à la toute fin de The Bite of the Night, Savage et MacLuby retrouvent les personnages des interludes Asafir, Yorakim et Schliemann pour un bouquet final non conformiste. Les espaces dramatiques réunis ne s’épousent pas pour autant. Ils ne font que coexister : les ruines de l’université sont devenues le terrain de pique-nique de Yorakim et Asafir — (ASAFIR : But this is a picnic place!” (p.90)) — tandis que Schliemann nous entraîne dans une visite guidée de ce lieu défunt : SCHLIEMANN (as guide) : The University! What a terrible place this was! The little rooms suggestive of a gaol, the — Ces pièces à structure multiple imposent au metteur en scène un espace scénique non idiosyncrasique. Barker cherche à déconnecter le spectateur de son monde de référence. Il se livre à une entreprise iconoclaste dans le but de faire jaillir un sens neuf, ou même dans un premier temps, de faire l’expérience de l’absence de sens : “the right to experience the meaninglessness.” 10. L’ambition démesurée de Barker est de parvenir à créer des structures autres, intuitives, qui s’opposeraient dans leur altérité à tout ce qui est connu par principe référentiel ou mimétique : “structures in both language and narrative that do not owe their legitimacy to representation of the world beyond the stage. The audience must feel that what it witnesses is beyond what it conceives to be common experience” 11. Barker prive le spectateur de tout ce à quoi il peut se raccrocher : l’espace (détruit), le temps (non précisé), le texte (déconstruit) dans toutes ses couches de sens. Iconoclaste, l’espace catastrophique devient libertaire et, du même coup, tortionnaire. Le théâtre de Barker crée un instant intuitif et intense qui s’élève contre la vérité comme norme. Il se fait tentative de créer une autre vérité, un autre théâtre. SCHLIEMANN. Truth (...)A deity without shape or form, of course, these were not primitives. (The Bite of the Night, p. 90) De là, la dramaturgie de Barker est « catastrophique » au sens étymologique du texte, c’est-à-dire qu’elle se propose comme une dramaturgie du renversement. Par opposition aux disciples britanniques de Brecht, auxquels il regrette de se voir parfois apparenté (Bond), Barker refuse le théâtre du message : “A theatre of social analysis, dependent on the communication of ideas and, consequently, on a permanent narrative of meaning, treats its audience like a dog on a lead.” Il s’insurge contre une dramaturgie de la clarté et de la transparence alors que seule la complexité peut donner à sentir le tréfonds de l’âme humaine, loin de toute affiliation à une norme morale ou politique : “The Theatre of Catastrophe refuses to endorse clarity as a principle of production in art... In this theatre the idea of “saying” is redundant, just as the idea of clarity is seen to harbour authoritarianism”. Plus loin dans le même essai, il déclare : “The expectations aroused by three decades of political theatre have produced an intellectual servility in audiences. This servility is expressed in the desperate ache for the message, which denigrates the experience of art.” 12 Pour Barker, le message est le propre d’un théâtre autoritaire et exclusif. Or l’univocité est sentie comme intellectuellement sclérosante et politiquement douteuse. Le public est, par nature, une entité plurielle, presque atomisée, et seule une dramaturgie de la polyvocité est à même de l’atteindre dans son ensemble. C’est précisément cette dramaturgie que Barker entend faire naître du démantèlement systématique de la dramaturgie du message. Au plan structurel, il opte pour la déconstruction de la linéarité au profit des variations sur le même thème (construction fragmentaire de Wounds to the Face, Scenes from an Execution, The Possibilities, Seven Lears). Ces pièces radicalisent le système de l’interlude ou de la parabole, analysé plus haut. De telles pièces « épuisent » une situation ou un thème, à la manière de Georges Perec dans L’Augmentation. La pluralité offre donc une infinité de messages qui sont autant de négations du concept autoritaire du Message. On passe donc d’un unique sens à une pluralité de sens. Si la pièce devient obscure, c’est parce qu’elle affiche un excès de sens, parce qu’elle regorge de sens. Virtuose du paradoxe, Barker pousse l’exercice de style jusqu’à « désémantiser » son texte, notamment en le soustrayant à la structuration rythmique. Comme le dit Henri Meschonnic dans sa Critique du rythme 13, le rythme n’est pas qu’un « ornement extérieur surajouté au sens ». Le rythme n’est pas au-dessus du sens, il le constitue. Or Barker détruit le sens en aplanissant le rythme. Il laisse ainsi au texte la possibilité de se scander de multiples façons, mais, sans rythme, la « mise en sens » devient opération impossible. Le cercle herméneutique dans lequel s’inscrit le texte de théâtre, avec tous les systèmes qui le signifient (éclairages, costumes, gestuelle, scénographie, texte), n’est plus opérationnel. DANCER : This will not be my decision the decision comes from elsewhere rather far away by telephone no not by telephone (Pause) Le texte peut alors affirmer une chose et son contraire. Il devient un espace de contradiction, espace obscur — et donc riche — à l’opposé de ce que Barker nomme avec dédain le Théâtre de la Clarté (“The Theatre of Clarity”) : “The emphasis on clarity and realism has effectively abolished poetry from the stage, thereby colluding in the disfigurement of speech in the public arena and enthroning the journalist as the proprietor of truth” 14. Barker pratique une poétique de la confusion. L’unanimité n’a pas sa place dans ce théâtre dont la dynamique jaillit de la contradiction. On en veut pour preuve que ce dramaturge visionnaire, a-moral et anti-moraliste intègre pourtant à sa dramaturgie la forme éminemment didactique de la parabole (pièce à double fond) ; qu’il s’insurge contre le message autoritaire mais assène systématiquement au spectateur une série d’ordres — Ella / Dora : Laugh you bastard, this is my creation, laugh. (The Last Supper, p.1) ; qu’il empêche la trame narrative de se dérouler, mais affirme parallèlement que ses pièces sont des narrations (“narratives whose linkage to agreed moral structures is ruptured” 15). Contradiction enfin, en ce que Barker crée du spectacle mais interrompt l’illusion par de constants rappels à l’ordre du public sous la forme d’adresses directes (“open technique”), de discours collectif (voir Ella et Dora ou the Macs dans The Last Supper) et par l’usage abusif de prologues dont l’ambivalence n’est plus à démontrer : le prologue tout en introduisant le spectateur en douceur dans le monde fictif lui dit explicitement l’artificialité du théâtre. Un théâtre qui déconstruit avec obstination le message plonge ses spectateurs dans un grand désarroi. Le public est d’abord tenté de refuser la liberté d’interprétation tous azimuts qu’il vient de recevoir tel un cadeau empoisonné. Face à cette liberté illimitée, il est en état de choc et devient la victime de cet espace tortionnaire. Totalement désorienté, il a peur. On peut lire dans le second prologue de The Bite of the Night, le manifeste du Théâtre de la Catastrophe : MACLUBY. It is not true that everyone wants to be Barker crée un espace d’abjection qui échappe à la censure morale. Tout y est pardonné à l’avance, puisque l’on est projeté par delà le Bien et le Mal. L’obscène se mêle au scatologique dans un théâtre dionysiaque débridé. Barker revendique pour ses pièces une nature « indigeste » 16. En même temps qu’il est indigeste car il érige l’hermétisme en loi, ce théâtre provoque l’apepsie. A titre d’exemple, on retient tout particulièrement le tête ensanglantée qui parvient à Charles II en guise de cadeau dans Victory, ou encore la mise en pièces d’Hélène de Troie dans The Bite of the Night. Bien qu’il mette en scène le monde cérébral des penseurs (Lvov) et des érudits (Savage), le théâtre de Barker est essentiellement viscéral (voir le symbolisme de l’onomastique). Le spectateur est happé par un espace de cruauté et de survie (permanence du thème de la nourriture), un espace tortionnaire dont violence et angoisse sont les principes de base. Tragique par essence, la dramaturgie de Barker est toujours pensée comme tension. Le rire qui retentit parfois, insolite, sur la scène est toujours porteur d’une menace ou d’un conflit. Le statut du rire est défini par Barker dans son art poétique “Fortynine asides for a tragic theatre” 17 : “In a bad time laughter is a rattle of fear”. Judith dans The Last Supper ne rit que devant l’obscène ou l’horreur. Devant la mort imminente du philosophe-prophète Lvov, le « vent de désolation » qui vient balayer la scène comme un leitmotiv cède la place à un nuage de rire qui gronde, menaçant : “A cloud of laughter roars overhead” (p.47). Contrairement à ce qui se produit dans le théâtre de Peter Barnes (notamment avec The Ruling Class (1969), The Bewitched (1974), Laughter (1978) et Red Noses (1985)), dramaturge majeur de l’abjection plus bakhtinien toutefois, le grotesque est en partie répudié chez Barker. Il est immédiatement transformé en tragique. Il perd son pouvoir comique pour ne laisser subsister que le difforme et l’horrible. Dans le théâtre de Howard Barker, se met en place une esthétique de la mutilation, une quête du laid absolu qui se constituerait, à la place du grotesque, en pendant au sublime : « l’émondage d’Hélène » dans The Bite of the Night se constitue en spectacle dans le spectacle et n’a rien à envier aux plus sanguinaires des tragédies de Sénèque ; Wounds to the Face se propose au regard du public comme une série de variations sur le thème de l’amputation. Aborrhé, lacéré, mettant en échec l’art de la chirurgie plastique, le visage est finalement supprimé. Le soldat a perdu la face, au sens propre. Que reste-t-il de l’acteur ? L’espace éminemment original, poétique souvent, émotionnel et tragique que crée Howard Barker est de ceux qui traumatisent. Dans une volonté de créer une communauté esthétique d’un ordre nouveau, il projette le spectateur dans un univers post-moral et post-idéologique. Alors que des dramaturges comme Francis Warner et surtout Peter Barnes ne nous entraînent « que » dans une logique carnavalesque — selon Barker, en effet : “A Carnaval is not a revolution” 18 — , le discours eschatologique de Barker dessine une dramaturgie de fin d’un monde. S’élevant contre le théâtre socio-politique et ses avatars et méprisant le théâtre “mainstream”, Barker crée une relation neuve entre le public et la scène. Cette relation est viscérale par nature (et non cérébrale) et donc intime par essence. En faisant surgir un espace de la catastrophe, c’est tout l’espace théâtral que la dramaturgie de Barker parvient à réformer. Barker met en accusation la configuration de l’espace théâtral où la pièce est représentée tout en bas sous le regard dominateur de spectateurs-juges. S’insurgeant contre le théâtre comme tribunal, Barker déconstruit la dichotomie fondatrice regardants/regardés, juges/jugés. Cette espèce rare de théâtre, aux confins de la “savage comedy” 19, apprivoise les instants pulsionnels et renvoie chaque spectateur à sa propre vérité. C’est en cela que l’espace de la catastrophe relève d’un théâtre vital.
1 Howard Barker. Arguments for a Theatre. rev. Manchester : Manchester UP, 1993. 82-83. 2 voir Julia Kristéva. Les Pouvoirs de l'horreur. Paris: Seuil/Points, 1980. 165. 3 Patrice Pavis. Dictionnaire de Théâtre. Paris : Messidor/Editions Sociales, 1987. 151. 4 « image spaciale de l'univers dramatique ». Patrice Pavis. Dictionnaire de Théâtre. 147. 5 Ruby Cohn. Retreats from Realism in Recent English Drama. Cambridge : Cambridge UP, 1991. 166-7. 6 David Ian Rabey donne une excellente analyse sur ce point et sur l'atmosphère post-catastrophique qui en découle dans Howard Barker : Politics and Desire. London : Macmillan. 213. 7 « partie de décor constituée par des objets réels ou solides que l'on utilise dans leur usage normal, en particulier pour s'y appuyer, y marcher et y évoluer comme sur un plan scénique ferme. Le praticable est aujourd'hui très fréquemment employé comme objet non pas décoratif mais fonctionnel. Il devient un élément actif du décor comme machine à jouer ou machine théâtrale ». Pavis. Dictionnaire de Théâtre. 299. 8 Jean Baudrillard, Le Système des objets. Paris : Gallimard/Tel, 1968 9 Brecht définit le « gestus » dans « Sur la musique gestuelle » in Les Ecrits sur le théâtre I, Paris : L'Arche, 1963, 1972. 463. « Tout gestus n'est pas un gestus social. L'attitude d'un homme qui écarte une mouche n'est pas, au premier abord, un gestus social ; celle qu'il prend pour se défendre contre un chien peut en être un, pour autant qu'elle exprime, par exemple, la lutte qu'un homme mal vêtu doit mener contre des chiens de garde. » Pour résumer, je dirais que le gestus social est le code de représentation d'un comportement à l'interface du social et du psychologique. 10 Arguments for a Theatre. 79. 11 Arguments for a theatre. 83. 12 “The Deconsecration of meaning in the Theatre of Catastrophe" in Arguments for a Theatre. 79-84. 13 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Paris : Verdier, 1982. 14 Arguments for a Theatre. 79. 15 Arguments for a Theatre. 80. 16 Barker parle en effet d' "indigestibility" dans Arguments for a Theatre. 80. 17 "Fortynine Asides for a Tragic Theatre", 1986, repr. in Arguments for a Theatre 17-19. 18 in "Fortynine Asides for a tragic theatre" in Arguments for a Theatre.17. 19 concept mis au point en particulier par Kenneth Steele White in Savage Comedy since King Ubu. Washington : University Press of America, 1980 ; voir aussi Kenneth Steele White ed. Savage Comedy : Structures of Humour. Amsterdam : Rodopi, 1978 |
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