Claude Régy

(1923-

né à Nîmes, en mai

 

Déformation académique

extrait d'un Télérama hors/série : Profession Comédien, 1997

Qu'on en finisse avec cette histoire d' "enseignement de l'art dramatique" ! Comment réduire le théâtre à une formation académique, alors que sa matière est la vie même, que les acteurs sont des hommes censés s'exprimer devant des hommes en leur racontant des histoires d'hommes... Parfois, de très jeunes acteurs sans aucune expérience sont bien meilleurs que des comédiens expérimentés. Jouer, c'est simplement un don de l'être, une présence, une existence.
Faut-il en conclure qu'on ne doit rien enseigner ? Non, parce que tout être est susceptible de progrès. Seulement je ne voudrais pas que la formation de l'acteur réponde à des critères de rentabilité, comme la plupart des domaines artistiques aujourd'hui. Ne nous donne-t-on pas à tout bout de champ, à nous autres metteurs en scènes, des leçons de "gestion"... Ne veut-on pas apprendre aux jeunes comédiens à être "naturels" pour mieux passer au cinéma ou à la télévision, pour être plus consensuels et faire davantage monter l'audimat ? Mais je me fiche, moi, du naturel, du consensus et de l'audimat ! Je ne cherche pas à rassurer. Je souhaite juste développer ce que ces apprentis acteurs portent en eux, ce qu'ils ont d'inexploré et de vierge.

D'ailleurs quoi de plus bête que le naturalisme ? Peut-on ignorer depuis Harold Pinter, Peter Handke ou Botho Strauss que le dialogue, au théâtre, ne veut jamais dire ce qu'il paraît vouloir dire ? Que la parole est autrement plus ambigüe, plus souterraine, plus riche. Qu'il faut faire "parler" les mots, qu'un acteur à chaque réplique doit chercher à exprimer l'au-delà de sa réplique, ce qu'elle suggère, ce qu'elle cache. Notre grande interrogation, sur scène, reste celle de Dostoïevski dans L'Idiot : "Peut-on percevoir dans une image ce qui n'a pas d'image ?" Si l'acteur ne renvoie pas à autre chose qu'à lui-même, il est inutile. S'il n'est capable que de représenter la face visible la réalité et non de donner chair à sa face cachée, il ne m'intéresse pas.
Mais attention, il n'y parviendra jamais en se précipitant sur le texte, dans le texte. Au contraire. Il lui faut plutôt respecter les indications visuelles de l'auteur, les séquences muettes qu'il imagine parfois. Le comédien doit pouvoir exister sans parler, sans agir. Et qu'on ne me parle pas d'énergie ! Quoi de plus bête que ces petits cabots machos qui se démènent en scène et qui se croient doués parce qu'ils font preuve de dynamisme et de virilité. Cet activisme désordonné est stupide. Seule importe la force profonde de tout l'être ; seul importe de laisser circuler le sens, en ne séparant jamais le geste de la parole. "Au commencement était le verbe", nous dit la Bible. Mais le verbe, c'est aussi le souffle qui le porte : le corps et l'esprit sont indissociables...
Comme sont indissociables en scène le désir et l'esprit. Et qu'on ne cherche pas à les différencier, à les dissocier ! Tout ce qui divise est mortifère. Ce qui est vraiment morbide, c'est de séparer la vie de la mort. Nous sommes vivants donc mortels, mortels mais vivants... Si un acteur ne peut exprimer simultanément deux choses apparemment si contraires, qu'il change de métier !
J'essaie toujours de faire prendre conscience de la pluralité de toute parole, par l'écoute stricte du texte. Ensuite, je voudrais faire comprendre que la manière de bouger, la place des partenaires sur le plateau peut changer complètement la perception qu'on a des mots. Mais peu nomreux sont les comédiens qui ont la sensation de l'espace autour d'eux. La plupart ne voient pas plus loin que leur propre regard, n'entendent que leur réplique, ne devinent rien. Or sur scène personne ne devrait se déplacer sans que toute la situation en soit secrètement bouleversée. J'aimerais que les acteurs soient ouverts, sensibles à une vraie circulation des êtres. Ce serait une forme d'amour, de disponibilité.

Pas question en plus de se limiter à "incarner" un personnage. Si les personnages existent, ce serait les amoindrir singulièrement que se contenter de les interpréter. La matière de Roi Lear ne dépasse-t-elle pas largement le Roi Lear ?... Que faire ? Comment faire du théâtre sans tuer le rêve, la poésie de l'écriture ? Il suffit de laisser passer le texte en soi, et de ne rien provoquer, de ne rien susciter afin de laisser ouverte une multiplicité de sens possibles. A quoi ça servirait, après tout, de comprendre quelque chose, ne serait-ce pas restreindre la dimension du texte ?
On me reprochait souvent au conservatoire de dresser mes acteurs à une pratique destructrice de l'introspection ; on les disait comme anémiés, sans vie, sous ma direction, et surtout jouant tous pareil : avec cette voix détimbrée, blanche et monocorde, comme sortie de vingt ans de psychanalyse. Mais c'est le contraire de ce que j'ai voulu faire ! En fait, l'état de disponibilité et de vide que j'exige, permet au texte de réagir différemment selon la personnalité de chacun. Quoi de mieux que renoncer à toute présence factice, illusoire, pour devenir enfin présent. Quoi de mieux que s'absenter pour être enfin là.
Et ce ne sont pas des paradoxes. "C'est fini le temps de l'homme des cavernes. Nous sommes dans le temps des cavernes de l'homme", a écrit Edgar Morin. C'est au théâtre de rendre compte de ces cavernes, de ces trous. C'est en voulant les cacher qu'on ouvre la porte à toutes les oppressions, à toutes les tyrannies. Notre civilisation n'est-elle pas en train de mourir d'avoir tenté de se cacher la mort ?

 

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