Un sapin chez les Ivanov

(1994)

de Alexandre Vvedenskij (1904-1941)

S’il y a bien un phénomène auquel l’expression « théâtre de l’absurde » va comme un gant, c’est bien celui le théâtre russe l’avant-garde des années 1920 autour de l’Obériou (Association pour un art réel), des zaoumniks et du Théâtre Radix, trois aventures auxquelles participa Alexandre Vvedenski.
On connaît mal cet auteur (mort en 1941 dans des circonstances mal élucidées, peut-être fusillé), on connaît mieux son ami
Daniil Harms. Ces deux bêtes noires du régime soviétique jouaient dans la même cour de récréation. Il faut donc se réjouir de voir montée la pièce d’Alexandre Vvedenski Un sapin chez les Ivanov, d’autant que l’un des ses traducteurs y voit « un défi lancé aux metteurs en scène ».
Difficile en effet de donner corps et âme à Dounia « une “fillette de 82 ans”, à Micha, un “petit garçon de 76 ans” que l’auteur considère comme des enfants au même titre que Nina, 7 ans ou Varia 17 ans. A ce jeu là il semble plus facile de donner la parole à la chienne Véra. Ce que fait Vvedenski pour qui le théâtre est puits sans fond.
Tandis que les bûcherons coupent le sapin pour Noël, Fiodor s’adresse à eux en leur disant de faire moins de bruit, car sa petite fille en est à l’heure de son dernier soupir, puis il rectifie : ce n’est même pas son dernier soupir puisqu’elle a la tête coupée. A la lecture c’est un régal. Mais à la scène c’est aussi difficile que la peinture à l’huile d’autant qu’il faut que cela soit rigolo comme la peinture à l’eau. Entourée d’acteurs émérites comme disent les Russes, Agnès Bourgeois signe la mise en scène. Elle ouvre des pistes, amorce des solutions, mais le spectacle reste comme dans son œuf. Il est vrai que nous l’avons vu précocement lors d’une avant première. Sous couveuse, donc. L’éclosion était peut-être proche.

Jean-Pierre Thibaudat

Un sapin chez les Ivanov, de Vvedenski, permet la rencontre avec un des avant-gardistes russes de gauche du groupe Oberiou, presque tous morts dans les prisons staliniennes. Entretien avec Agnès Bourgeois, metteur en scène.

Le public est habitué à l’argument de vente qui consiste à souligner la « modernité » de tel ou tel auteur, lointain. Shakespeare, Molière, nos voisins. La dernière des vertus mais pas la moindre d’un travail sur des artistes avant-gardistes russes en cours de découverte en France, c’est que s’y reconnaître n’offre aucune plus-value, momentanément au moins. « Zabolotski, quel contemporain ! » , dénonce, assez drôlement du reste, la valeur bien creuse de ce qui se pense comme une valeur artistique et qui n’est probablement que l’appropriation faible que l’époque se fait de ce qu’elle ne comprend pas. Agnès Bourgeois, metteur en scène, formée comme comédienne à l’Ecole du Théâtre national de Strasbourg dans les années 1980, propose un travail à partir d’une pièce d’Alexandre Vvedenski, Un sapin chez les Ivanov. Heureuses rencontres que celles qui posent quelques jalons et nous indiquent l’existence de modes de pensée et de représentations qui ne nous offrent, précisément, aucune surface de reconnaissance.

L’auteur sur lequel vous travaillez, Alexandre Vvedenski, a appartenu à un groupe d’artistes, le groupe Oberiou. Pourriez-vous nous présenter leur mouvement ?

Agnès Bourgeois. On sait assez peu de choses sur eux. C’est un groupe de gens très jeunes qui a existé sur une très courte période, leur Manifeste est écrit en 1928, or en général on marque la fin de l’avant-garde russe vers 1925. Ils organisent, jusqu’en 1930, dans des endroits divers, quelques manifestations publiques, concerts et récitals théâtralisés, sans distinctions en genre, qui s’achevaient souvent en scandale ; ils proclament l’autonomie de l’art réel, veulent élargir le sens des objets et des mots par « l’entrechoquement du sens des mots » , se rangent sur le « front de gauche » , mais sont très vite étouffés, et contraints de continuer à écrire dans l’isolement. Ils n’ont pas vraiment eu le temps de se faire reconnaître avant d’être frappés d’interdit, grâce notamment à une série d’articles aux formules fatales, comme le titre « La jonglerie littéraire : sur une sortie des voyous littéraires », ou « minorité obérioute », « insolence littéraire ». Daniil Harms et Vvedenski seront inculpés pour activité contre-révolutionnaire, avec « leurs poèmes abscons ». Ils n’ont pas été publiés jusqu’aux années 1960 en Russie (Harms, le plus connu sans doute, est réhabilité en 1956) et on les découvre en France dans les années 1990, je pense. S’ils ont été si longtemps oubliés, outre le fait qu’ils arrivent au moment d’un durcissement du système, et donc ont été très vite anéantis, c’est aussi que leur résistance passe par un droit à l’insouciance, des conversations sur les rêves des uns, l’envol, la gravitation, la natation, la place de l’homme parmi les objets, la fonction du langage, le temps..., et pas par des revendications explicitement politiques. Leur non-conformisme excède ou outrepasse totalement le politique : ce qui en soi est parfaitement politique, et n’a pas échappé à la critique ! Ils mourront presque tous après avoir été arrêtés (Vvedenski en 1941, à 38 ans) ou ne survivront pas à la guerre. Sauf Drouskine, grâce à qui ont pu être sauvés beaucoup de leurs écrits.

Qui sont-ils et quelle a été leur recherche ?

A.B. L’Oberiou signifie donc l’Association pour un art réel. On peut citer parmi ses membres Harms, Lipavski, Drouskine, Vaguinov, Vvedenski... Ils sont poètes, philosophes, écrivains. Certains se sont rencontrés dès le lycée. Ils sont post-futuristes, commencent par imiter le futurisme russe zaoum, puis glissent peu à peu du domaine phonétique au domaine sémantique. « Brille l’étoile du non-sens/Elle seule est sans fond » , écrit Vvedenski, qui se qualifie lui-même de « tchinar, auto-rité du non-sens ». Refusant la logique quotidienne et la conscience rationaliste, il ne s’agit plus seulement de retourner l’objet ou le mot pour le voir différemment, mais de le détacher de tout, pour pouvoir l’affranchir de l’appartenance à une seule sphère. Leur expérience poétique est radicale, et ils mettent au premier plan la « réalité » de leur art. La parole poétique est sérieuse, et « la poésie, il faut l’écrire de telle façon qu’un poème jeté dans la fenêtre brise la vitre » , comme le dit Harms dans ses carnets de travail.

Vvedenski a été mis en scène par quelques personnes en France (Lukas Hemleb, Robert Cantarella notamment) mais pas cette pièce. D’où vient ce choix ?

A.B. Je ne crois pas effectivement qu’elle ait été produite en France, mais je peux me tromper. Elle a été montée en Hollande, en Belgique, récemment en Hongrie, peut-être en Russie ? Elle a en tout cas souvent été appréhendée par des groupes amateurs. C’est d’ailleurs intéressant, sans doute se sent-on plus libre en tant qu’amateur, moins enclin au sérieux et tenu à l’édification, qu’on croit souvent garantie par la narration logique et vraisemblable. Si je me suis attachée moi plus précisément à cette pièce, c’est sans doute parce qu’elle joue, avec un humour terrible, avec les identités et les places. Elle explose d’emblée, et sous couvert d’une situation on ne peut plus reconnaissable : l’attente du soir de Noël dans une famille bourgeoise : tous les vernis, réalistes et formels. Les mots se détachent comme des lames, la peur, le bonheur, le désir, le langage, tout est dénudé. Et cette liberté que Vvedenski s’octroie, en allant plus loin encore dans la confusion que Lewis Carol ou que Gogol, en enlevant tous les supports, donne à cette pièce une densité qui chamboule les sens. C’est un merveilleux point de départ pour la recherche théâtrale.

Qu’est-ce que cela fait de travailler sur des gens qui se réclamaient d’une avant-garde et qui produisaient des objets d’avant-garde à une époque où l’avant-garde n’est plus une notion qui vaut et n’est plus une réalité ?

A.B. Et si on essayait, au théâtre par exemple, de réintroduire cette notion, d’en refaire une réalité, « d’élargir le sens de l’objet, du mot et de l’action » , pour citer le manifeste !

Ma question portait sur l’étrangeté de cette recherche et sur la singularité de ce moment historique et des recherches qu’il a vu naître. Comment vous les appropriez-vous, ces choses qui sont si loin de nos modes de pensée et représentations, quand vous les abordez comme metteur en scène ?

A.B. Quand j’ai lu cette pièce la première fois, je peux dire que j’ai été saisie. C’était comme une grille qu’il fallait déchiffrer pour arriver à transcrire cette sensation primordiale. C’est vraiment de la poésie, et c’est en tant que poème qu’on s’en est emparé, et qu’avec toute l’équipe on a laissé surgir les images, l’espace, le son, les couleurs, les mouvements, en procédant comme eux, par associations, sans chercher à dégager une logique. « Vvedenski éparpille l’objet en parties, mais cet objet n’en perd pas pour autant la loi créatrice qui la gouverne » (manifeste oberiou). On peut dire qu’il y a appropriation de la démarche, mais surtout pas appropriation au sens où trop souvent on l’entend, c’est-à-dire en le ramenant à nous, en essayant d’y mettre de l’ordre pour retrouver nos habitudes. Il y a d’abord cet objet, cette énigme, et nous avons joué nous aussi à reconfigurer des mondes nouveaux, à manipuler des codes en roue libre, en vertu du fait que « l’objet et le phénomène, transposés de la vie sur scène, perdent les lois qui les régissent dans la « vie » et en acquièrent d’autres, théâtrales celles-ci » (manifeste oberiou).

Diane Scott