La Mouette de Tchekhov, 2016  


Dans « Du théâtre par gros temps », vous écriviez : « Pourquoi disposons-nous d’un vocabulaire hautement raffiné pour analyser nos relations conjugales, amoureuses ou sexuelles, alors que les mots nous manquent si cruellement pour décrire notre déconfiture politique (“système pourri”) ? » Pourquoi alors avoir choisi de monter La Mouette, une pièce qui, en apparence, ne parle que d’art et d’amour, en décrivant une petite société oisive d’artistes et de bourgeois, en été, au bord d’un lac ?

Il est exact que nous disposons d’un vocabulaire très précis fourni par nos psychanalystes pour décrire les moindres détails de nos états psychologiques, alors que nous ne sommes pas capables de bien nommer le fonctionnement des marchés financiers qui dominent nos existences. Mais précisément, la pièce de Tchekhov constitue, pour moi, une interpellation de cette classe bourgeoise, et plus précisément de sa composante intellectuelle et artistique à laquelle j’appartiens. Tchekhov décrit un petit monde où les artistes et intellectuels ont démissionné de leur mission de libération de l’homme. Il nous montre un petit groupe d’intellectuels et d’artistes, qui se croient au centre du monde et de l’histoire, alors que l’histoire véritable leur passe complètement à côté. Ils continuent de parler carrières, amour, coucheries, à un moment où la Russie connaît une crise humanitaire majeure, dont Tchekhov était très conscient, par son métier de médecin et le séjour qu’il avait effectué sur l’île de Sakhaline, sur laquelle des milliers de prisonniers croupissaient dans des conditions inhumaines.

Plusieurs phrases de La Mouette sonnent comme une confession de ce qu’il a vu comme médecin à Sakhaline et ailleurs ; des milliers de morts du typhus ou de malnutrition, et une misère indescriptible. Il confesse ici que la classe bourgeoise et intellectuelle à laquelle il appartient ne s’engage pas, mais au contraire fait comme si rien ne se passait, et se comporte comme des cochons, détruisant la vie des uns et des autres, comme par exemple Trigorine détruit celles de Nina et de Treplev.

Tchekhov nous confronte ainsi, nous les intellectuels, les artistes, les journalistes, les universitaires, à notre responsabilité dans l’acceptation d’un système indigne auquel nous participons, même si nous n’exploitons pas nous-mêmes d’autres êtres humains. Nous sommes tolérés par le système capitaliste qui détruit des vies pendant la journée mais dont les bénéficiaires aiment, en soirée, aller au théâtre, pour pouvoir se montrer ouverts, tolérants et libéraux.

Tchekhov décrit ainsi les contradictions d’un groupe qui pense n’avoir pas les mains sales, mais dont la vanité s’expose au grand jour. Pour véritablement saisir la dimension sociale et politique de cette œuvre, il faut être attentif à la fois à ce cadre général et aux détails de la pièce. La première phrase y éclaire la situation sociale et le fossé entre les riches et les pauvres. Et le fait que Medvedenko se marie avec Macha alors qu’elle aime Treplev correspond à l’idée qu’il sera possible, avec ce mariage, de faire un compromis pour éviter les soucis matériels. C’est une manière de se rendre au pouvoir de l’argent. En étant attentif à cela, on peut lire La Mouette comme un texte sur les inégalités qui se creusent tout autour de nous, et les petits arrangements que nous sommes prêts à faire pour ne pas lutter contre ce phénomène.

On peut lire la mise en scène que vous venez faire de La Mouette au théâtre de l’Odéon comme une critique de trois manières canoniques de faire du théâtre : la veine mélodramatique et tragique à travers la diva Arkadina, la veine expressionniste à travers son fils Treplev qui essaie de trouver de « nouvelles formes », et la veine naturaliste classique, à travers l’écrivain Trigorine, compagnon d’Arkadina. De quel théâtre votre Mouette est-elle alors le manifeste ?

Comme Tchekhov, je vois à l’intérieur de mon travail ces trois manières de faire du théâtre. Tchekhov se retrouve dans Treplev, dans Trigorine, mais aussi dans le théâtre qu’incarne Arkadina, à savoir la recherche de quelque chose qui brille et participe du « star system ». J’aime beaucoup cette phrase de Brecht qui dit, en substance, « nos contradictions sont nos espoirs ». Le fait qu’il existe des contradictions dans ces trois façons de faire du théâtre, constitue notre espoir pour changer le théâtre.

Je me sens proche de ce jeune Treplev qui veut révolutionner le théâtre avec des formes radicales, mais je suis aussi conscient du risque de répéter des formes provocantes, de faire un théâtre qui ne veuille plus rien dire, qui serait autocentré, sans avoir plus rien à voir avec ce qui se passe autour de lui et qui ne serait plus capable de mettre en relation ce qui se passe sur scène avec la vie des gens. Mais cela ne signifie pas que ça ne vaille pas la peine de continuer la recherche et de rester dans la mise en question permanente.  

Vous êtes sévère sur la réalité du théâtre contemporain, qui procéderait souvent davantage sur l’autocitation et le nombrilisme que sur l’articulation avec le réel, et qui serait pratiqué en majorité, que l’on parle du public ou des acteurs, par la bourgeoisie. Mais vous semblez pourtant conserver une totale confiance en lui. Pourquoi ?

Je crois que cette confiance dans le théâtre a à voir avec mon expérience des quinze dernières années à la Schaubühne. Je suis arrivé très jeune à la tête d’une institution qui représentait la quintessence de l’institution de la haute bourgeoisie. C’était devenu un musée, avec des beaux costumes, des drames historiques, une manière vieillotte de déclamer. Quand je suis arrivé, cette maison était en crise de spectateurs, mais aussi de contenus. Ils ne savaient plus de quoi parler, quelles histoires raconter.

Nous sommes pourtant parvenus à créer un public, avec de nombreux jeunes qui retrouvent dans ce théâtre quelque chose qu’ils ne retrouvent pas au cinéma, sur internet ou dans d’autres médias. Cette confiance dans le théâtre peut paraître contradictoire avec la critique que j’adresse à toute une partie du théâtre contemporain. Mais je répondrais avec une anecdote. La première fois que je suis allé à la Schaubühne, la fille avec qui j’étais et avec qui je faisais du théâtre, m’a grondé lorsque je me suis mis à ouvrir une tablette de chocolat dans le foyer du théâtre, au motif que « cela ne se faisait pas ». Aujourd’hui, j’ai l’impression que pas mal de gens, dont certains ne sont pas issus de la haute bourgeoisie, osent manger du chocolat dans le foyer de la Schaubühne et c’est pour moi une réussite…

Nous sommes en train de faire cet entretien devant le théâtre de l’Odéon. Je me souviens que la première fois que je suis venu pour acheter des places, j’étais intimidé, avec ces marches à monter, ces colonnes, cette porte gigantesque, j’osais à peine entrer dans ce temple bourgeois. À Berlin, j’ai la chance que la Schaubühne ait été construite comme un cinéma, et qu’il n’y ait donc pas d’escalier à gravir pour pénétrer à l’intérieur. Mais tout mon théâtre cherche à désarmer l’intimidation que peuvent produire ces temples de la culture, où l’on voit encore trop souvent des classiques morts-vivants et inaccessibles.

Est-ce que la manière dont vous introduisez des éléments contemporains dans des textes du répertoire, que ce soit avec une nouvelle traduction/adaptation de La Mouette confiée à Olivier Cadiot ou des moments de musique rock, correspond à un souci similaire d’éviter « d’intimider » ?

Non, cela n’a rien à voir. Si on entend The Doors dans La Mouette, c’est d’abord parce que j’ai mis un vinyle des Doors entre ma lecture du premier et du deuxième acte, ou que j’ai voulu profiter, lors des répétitions qui se déroulent comme des jams sessions, de l’envie de chanter, ou de jouer de la guitare ou de la batterie, de tel ou tel acteur. Tout mon travail consiste à analyser les profondeurs de la pièce et à les faire partager pendant les répétitions, tout en laissant la priorité à l’expression personnelle des gens qui m’accompagnent dans ce travail.  

Berlin vous paraît embourgeoisée, Paris l’est déjà… Quels lieux vous intéressent aujourd’hui pour créer ?

J’adorerais travailler en Asie, parce que j’aime l’énergie qui se dégage dans ces pays, même si ce sont des sociétés qui se situent à fond dans le capitalisme. J’adore l’ambiance, l’impression que ce sont des sociétés sur les starting blocks, où tout commence, où tout démarre, comme l’Europe de la fin du XIXe siècle. L’avenir est devant eux, même si cet avenir fait parfois peur. C’est complètement différent des sociétés européennes qui se retrouvent dans la dépression totale, où tout le monde a l’impression de vivre la fin d’une idée. Mais, en même temps, je ne peux imaginer de déménager, car mon théâtre est ancré dans les lieux où je travaille. Avec L’Ennemi du peuple, d’Ibsen, je parle du monde hipster berlinois, avec La Mouette, je tente de donner une petite idée de la bourgeoisie française. Pour monter une pièce, il faut une connexion avec le monde qui nous entoure, avec l’architecture, avec l’énergie que le lieu dégage.

Thomas Ostermeier

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