Platonov

(1880/81 ?)

d'Anton P. Tchekhov (1860-1904)

mise en scène Alain Françon, 2005


 

 

 

 


Colline.fr : Le chant du cygne & Platonov du 3 novembre au 23 décembre 2005 / Grand Théâtre

« PLATONOV », MIROIR NOIR D'UNE SOCIETE SANS REPERES
Il y a toutes les pièces de
Tchekhov, et il y a Platonov, celle à laquelle les metteurs en scène rêvent ou viennent quand ils ont monté La Cerisaie, Les Trois Soeurs, La Mouette ou Oncle Vania. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans les onze cahiers écrits par Tchekhov à 18 ans, en 1878, l’esquisse foudroyante d’une vie à l’œuvre et de la vie d’une œuvre, le manuscrit n’a jamais dit son dernier mot. Inachevé, il ne fut découvert, dans le coffre d’une banque à Moscou, qu’en 1920. Depuis, les exégètes se penchent sur lui comme sur un corps indomptable, à l’image du héros. Et les metteurs en scène puisent dans la pièce, qui durerait huit heures si elle était jouée dans son intégralité, le terrain de jeu d’une énigme inépuisable : qui est Platonov ?

Un « Platon minuscule », comme le dit un des personnages ? Notre Hamlet, comme le pensent certains contemporains ? Bien sûr, on peut se contenter de dire que Platonov est un homme jeune qui avait du génie et qui a renoncé à son ambition : il est devenu maître d’école et a épousé une femme idiote. Mais cet homme-là foudroie la petite société provinciale russe dans laquelle il vit. Il rend fou les hommes par ses provocations et folles les femmes qui tombent dans ses bras. Il brûle tout sur son passage et se brûle, jusqu’à la mort. Qu’y a-t-il en lui qui attire et attise tant de passion, de haine et de destruction ?
Entrons au Théâtre de la Colline, où Alain Françon, à son tour, se penche sur le cas. A sa manière, serrée, tendue, nerveuse, implacable, noire comme le théâtre vide dans lequel nous plonge Le Chant du cygne présenté en prologue à Platonov. Ce Chant du cygne est celui d'un vieil acteur au terme de sa vie. Nul ne saurait mieux le jouer que Jean-Paul Roussillon, que l’on retrouve après un entracte dans Platonov, mis en scène comme un autre chant du cygne : celui d’une société, la nôtre au miroir durci de celle de Tchekhov. Nous ne quittons pas la scène du théâtre, dans la vision que donne Françon du drame de Tchekhov. Mais c’est ici le théâtre de la vie quand elle ne sait plus où donner de la tête. Cela se passe un soir de printemps, chez Anna Petrovna (Dominique Valadié, une de nos plus grandes actrices). Tout le petit monde local se retrouve après les longs mois d’hiver et de solitude. Ils se connaissent bien, sont liés par des mariages et des amours déçues, des espoirs et des renoncements, des prêts et des perfidies, et, surtout, par la vieille habitude d’être ensemble.
Quand Platonov arrive, ils sont fixés dans la chaleur et dans leurs poses, comme les personnages d’un tableau. Et, aussitôt, quelque chose change. L’air se dérègle, le tableau se désagrège, comme si, par sa seule présence, Platonov lacérait la peinture et déchirait la toile. Ce n’est pas un Platonov à la veulerie nonchalante et séduisante, comme on a pu en voir, mais l’impitoyable catalyseur d’une déréliction.
Il est affreusement brillant ce Platonov joué par Eric Elmosnino, avec son regard noir comme une châtaigne et ses mouvements d’elfe nerveux. Du premier coup d’oeil, il a tout vu, tout compris, tout senti. Et il sait d’autant mieux où il pourra frapper que sa violence foudroie des gens perdus en eux-mêmes, comme le domaine d’Anna Petrovna l’est dans la forêt, la forêt dans la grande Russie, et la Russie dans le vaste monde, c'est-à-dire nulle part, pour la petite société. Le frère de Tchekhov voyait dans Platonov le drame de "l'absence de pères ». La mise en scène d’Alain Françon nous invite à y voir le drame actuel de l’absence de repères. Vous, frères humains qui après Tchekhov vivez, regardez dans quel vide sidéral vous vous êtes laissé entraîner, et sans pitié envers vous soyez, nous dit ce tableau de groupe figé avec perturbateur perdu.
Au constat glacial répond heureusement un jeu optimal. A son habitude, Alain Françon a réuni une compagnie d’actrices et d’acteurs de première grandeur. C’est elle qui ancre dans la compagnie des hommes ce qui restera sinon du domaine de la pensée. Ils sont dix-huit sur le plateau ; chacun a sa part dans la réussite du constat de notre défaite.

Brigitte Salino, Le Monde - 8 novembre 2005

NUIT DE FOLIE, SOIREE DE MAGIE
On oublie d’entendre en Platonov « petit Platon ». Françoise Morvan et André Markowicz, les traducteurs inspirés et audacieux, nous le rappellent. Alain Françon s’appuie sur ce secret trop visible et donc caché du nom. Il signe une admirable version d’une pièce que l’on a revue très récemment (version
Lacascade à Avignon, version Lassalle au Français) et dont on ne peut se lasser, la pièce d’un tout jeune homme d’une éblouissante sensibilité.
En ouverture d’une soirée sublime, c’est la nuit enchantée et mélancolique du théâtre que nous propose Alain Françon, au sommet de son art :
Le Chant du cygne que jouait si bien autrefois Jacques Mauclair est ici porté par la voix au grain si touchant et la présence bouleversante de Jean-Paul Roussillon, précis et musical, roi immense de la scène. C’est magnifique. Un grand texte bref (25 minutes) nourri de toute une vie qui ouvre à l’œuvre première, celle qui contient toutes les autres et déborde. Il faut couper, choisir pour parvenir à trois heures et le travail de Françon est magnifique, ses décisions magistrales. Il a réuni une équipe artistique exceptionnelle Jacques Gabel, décor, Joël Hourbeigt, lumières, Patrice Cauchetier, costumes, se surpassent. L’univers sonore est formidablement imaginé par Vincent Jaenni et Gabriel Scotti. Le rythme, les entrées, les déplacements, tout est fascinant, et la troupe est composée de personnalités fortes au sommet de leur art, jusque dans les plus petits rôles. Mais Alain Françon nous montre aussi qu’il n’y a pas de « petit » rôle dans ce jeune Tchekhov qui sait déjà que la vie c’est « enterrer les morts, réparer les vivants ».
Jamais on n’avait si bien compris que l’on est dans une nuit de folie, à l’orée de l’été, juin des feux d’artifice, de Saint-Jean, juin de bacchanale... « Nuit bestiale, horrible, honteuse », comme dit l’un des personnages. Près de la maison de l’instituteur, cet esprit qui fut si haut, si brillant, tellement épris d’idéaux et d’ambitions et qui se plaît à la déchéance de soi et à la destruction des autres, la nuit est folle.
Dix-huit interprètes qui mériteraient tous une analyse serrée de leur travail, de Dominique Valadié, immense Anna Petrovna, à Sava Lolov, Ossip ultrasensible, sont la sève de la représentation. Françon ne lâche jamais le fil sociétal, le politique par-delà les tourments du cœur, du corps, de l’esprit. Tous les interprètes sont exceptionnels et dirigés d’une main ferme, d’Eric Elmosnino, toute la faiblesse de Platonov, à Hélène Alexandridis, la bouleversante Sacha. D’Eric Berger, Carlo Brandt, Jean-Yves Chatelais, Irina Dalle, Alexandra Flandrin, Pierre-F Gravière, Guillaume Lévêque, Julie Pilod, Samuel Réliault, Alain Rimoux, Jean-Paul Roussillon, Régis Royer, Gilles Segal, Abbès Zahmani. Les citer pour les louer. Les remercier.

Armelle Héliot, Le Figaro - 7 novembre 2005

QUOI DE NEUF ? TCHEKHOV
Après Ivanov, qui reçut le Prix de la critique en 2004, le directeur du Théâtre de La Colline, Alain Françon, revient à Tchekhov avec Platonov.

Regard clair pointé quelque part dans l’univers de Tchekhov, voix étonnamment tranquille, Alain Françon parle de Platonov. En son Théâtre de la Colline à Paris, il met en scène cette pièce de jeunesse du Russe, texte inachevé dans son organisation et sans titre véritable, tournoyant autour de cet instituteur de province qui avait rêvé, étudiant, de devenir poète ou ministre.
Ce théâtre est abstrait. Les répliques du théâtre classique vont vers un centre, vers un jugement. Celles de Tchekhov vont vers la périphérie. Au début de la pièce, 18 personnages se retrouvent à la belle saison naissante dans la propriété d’Anna Petrovna. Entre eux, ni hiérarchie, ni jugement.
Je trouve magnifique cette ouverture, ces gens qui balancent entre amour-désir entre argent-travail dans une absence totale d’action, s’étonne toujours Alain Françon (soixante ans l’an prochain). Et pourtant, il y a une énorme production d’énergie entre eux, précise-t-il. Françon a longtemps laissé de côté l’œuvre de Tchekhov. En voyant très jeune quelques-unes de ses pièces, je croyais que les gens s’ennuyaient et rien d’autre. Il est vrai, comme le rappelle Françoise Morvan, traductrice avec André Markowicz de ce Platonov, notamment, que Tchekhov avait horreur des grands discours sur les problèmes de société. Michel Vinaver (LEXItextes 9 - L’Arche) ajoute que, chez Tchekhov, les propos s’échangent, généralement sans conflit. ...] Quand ils s’opposent, ça compte pour du beurre. Le déclic chez Françon est venu il y a dix-quinze ans : J’ai trouvé ça révolutionnaire. Ce théâtre intelligent, délicat, modeste où certains points relèvent du vaudeville, parle pourtant aussi de la filiation père-fils, de l’émancipation des femmes ou encore des problèmes de classes sociales.

Un plateau de choix. Il monte La Mouette en 95 et la montre en 96 à Avignon, dans la cour d’honneur, pour le 50ème anniversaire du festival. Dix années plus tard, et La Cerisaie et Ivanov (prix de la critique en 2004) à son crédit, Françon aborde donc Platonov, héros qui paye pour les autres, Don Juan malgré lui, "théorème" pasolinien. Il coupe un peu dans ce texte fleuve mais garde tous les personnages pour offrir un plateau de choix à des comédiens fidèles : Eric Elmosnino dans le rôle-titre, Carlo Brandt, Jean-Paul Roussillon, Dominique Valadié (Anna Petrovna), Irina Dalle, Hélène Alexandridis... Et le metteur en scène ajoute à la soirée, en guise de mise en bouche tchékhovienne, le Chant du cygne, ou comment seul un acteur (ici Roussillon) peut tailler un costume au monde du théâtre.
Pour le reste, La Colline tient sa ligne de théâtre public. Les abonnés (8 000) sont bien là mais le budget ne bouge pas. Ce qui met en colère le patron. S’il faut réfléchir sur cette mission qui est la nôtre ? D’accord, lance Alain Françon que l’on retrouvera pour le 60ème Festival d’Avignon avec trois spectacles d’Edward Bond.

Jean-Pierre Bourcier, La Tribune - 4 novembre 2005


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