Giorgio Strehler

(1921-1997)

Né à Barcola, le 14 août 1921, près de Trieste.

Décédé la nuit du 24/25 décembre 1997.



Giorgio Strehler
Fondateur de l'Union des Théâtres de l'Europe

Ayant reçu une formation d’acteur, il sort de l’Academia dei Filodrammatici en 1940 et travaille dans des compagnies itinérantes. En 1943, il met en scène son premier spectacle : trois courtes pièces de Pirandello. En Suisse, en 1945, il monte Caligula d’Albert Camus, puis de retour en Italie, continue à jouer et à mettre en scène, tout en publiant des critiques de spectacle dans le Milano Sera. En 1947, il fonde, avec Paolo Grassi, le Piccolo teatro, où il triomphe avec Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni qui sera joué durant cinquante ans. Il monte ensuite une autre pièce de Goldoni, La Villégiature (1954), ainsi que La Cerisaie de Tchekhov (1955) et L’Opéra de quat’sous (1956) de Brecht, qui constituent les manifestes d’un théâtre à la fois réaliste et épique, dont sa mise en scène de La Vie de Galilée de Brecht marquera un point d’aboutissement. En 1968, sous la pression de la contestation, Strehler abandonne le Piccolo teatro pour monter une coopérative d’acteurs. Il y monte encore Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs, mais aussi Peter Weiss, Le Chant du fantôme lusitanien, et Gorki, Les Bas-fonds. Il reprend la direction du Piccolo en 1972 où il revient à son répertoire de prédilection : Goldoni et Brecht. En 1983, Jack Lang lui propose la direction du théâtre de l’Europe installé à l’Odéon, où sont invitées des compagnies venues de tout le continent. Il continue parallèlement son travail de metteur en scène de théâtre (à l’Odéon et au Piccolo teatro) et d’Opéra. Jusqu’à la fin de sa vie, il pratiquera un théâtre où la réflexion menée sur les texte est magnifiée par un souci d’esthétisme qui confère à ses spectacles une exceptionnelle beauté plastique.

Après des études de droit, il entre à l'Academia dei Filodrammatici, d'où il sort en 1940 avec un Premier Prix d'Interprétation et commence aussitôt à travailler comme comédien.

Il s'engage dans la Résistance au côté des Socialistes, jusqu'à sa condamnation par les tribunaux fascistes à un exil en Suisse. C'est là qu'il décide de fonder la Compagnie des Masques avec des acteurs européens en exil, pour lesquels il monte Caligula d'
Albert Camus et Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot, spectacles dont il assure la mise en scène et la scénographie.

De retour en Italie à la fin de la guerre, il devient critique au quotidien Milano Sera et passe à la mise en scène à plein temps en 1945, avec une production de le Deuil sied à Elèctre d'Eugene O'Neill. En 1947, il franchit le pas décisif d'abandonner le théâtre privé pour créer avec Paolo Grassi et Nina Vinchi, le Piccolo Teatro di Milano.

La première saison, il y monte les Bas-fonds de Gorki, les Nuits de la colère de Salacrou, le Magicien prodigieux de
Calderon de la Barca, Arlequin, serviteur de deux maîtres, de Goldoni, les Géants de la Montagne de Pirandello et l'Orage d'Ostrovski. A cette même époque, Strehler s'essaye avec succès à la mise en scène d'opéra avec la Traviata et l'Amour des trois oranges de Prokofiev, à la Scala de Milan.

Entre 1969 et 1971, il prend un congé temporaire du Piccolo pour fonder le groupe Teatro e Azione ("Théâtre et Action"), puis revient via Rovello en 1972, comme unique directeur du théâtre.

C'est de ce temps que datent le Roi Lear, Il Campiello, la Tempête et Temps d'orage de
Strindberg.

En 1982, il fut nommé directeur du théâtre de l'Europe à Paris, où il monta l'Illusion de
Corneille et l'Opéra de quat'sous de Brecht. En juillet 1986 il inaugura le Teatro Studio de Milan avec Elvira et fonda l'Ecole d'art dramatique du Piccolo. En 1989, il devint le Président de l'Union des Théâtres de l'Europe.

Son long travail sur l'œuvre de Goethe culmina avec les productions de Faust I et Faust II (1987/88-1991-92), qui précédèrent l'hommage qu'il rendit à Goldoni, durant les saisons 1992-94, à l'occasion de son bicentenaire.

Le voyage de Strehler à travers l'univers théâtral se poursuivit, traversé de ses interrogations inquiètes sur le devenir du théâtre, comme en témoignent ses six productions européennes des
Géants de la Montagne de Pirandello, montés une dernière fois durant la saison 1993-94. Avec l'Ile des esclaves de Marivaux le voyage se fit presque initiatique, espoir utopique d'une société en marche. Puis ce fut le dernier Festival Brecht durant la saison 1995-96 avec la Bonne Âme de Se-tchouan et une redécouverte du jeune Brecht avec Milva chante le nouveau Brecht.

La saison 1996-1997 fut marquée par une crise institutionnelle qui poussa Strehler à démissionner de la direction du Piccolo le 31 décembre 1996. A l'occasion du cinquantenaire du Piccolo, Strehler fut appelé pour diriger la célébration et produisit, notamment, une nouvelle mise en scène d'Arlequin, serviteur de deux maîtres.

Sa mort soudaine, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1997, interrompit son travail de délégué artistique durant la saison 1997-1998, qui prévoyait deux importantes productions qu'il devait diriger : Cosi fan tutte de Mozart et les Mémoires de
Carlo Goldoni.

Un maître douteur par Bernard Dort

De tous les hommes de théâtre actuels, Giorgio Strehler est le plus absolument mais aussi le plus exclusivement metteur en scène que je connaisse. Qu'entendre par là ? Un fait, d'abord : depuis quarante ans, il n'a jamais cessé de monter des spectacles, et cela sur des textes dont il n'est pas l'auteur (il n'en a écrit qu'un pour le théâtre, La Porta divisoria,un livret tiré de La Métamorphose de Kafka, pour une musique de Fiorenzo Carpi (1), mais l'opéra ne fut pas terminé et le texte est demeuré dans ses tiroirs) et sans les jouer lui-même (il avait commencé par être acteur, mais, après avoir été Aliocha, le cordonnier, dans Les Bas-fonds de Gorki, pour les débuts du "Piccolo Teatro", en 1947, il n'a plus reparu sur la scène de celui-ci, sauf en récitant-chanteur de Io Bertolt Brecht).

Ainsi, Strehler a dirigé plus de deux cents spectacles dramatiques ou lyriques - soit une bonne partie du répertoire occidental. Peu de metteurs en scène peuvent présenter un tel bilan. De plus, il a été, avec Luchino Visconti, l'un des premiers, en Italie, à imposer la personne et la fonction du metteur en scène moderne à un théâtre qui, fondé sur le chef de troupe (le "capo comico"), s'était longtemps refusé à reconnaître cet intrus tout puissant. Il s'est alors, pour reprendre ses propres termes, "détaché du choeur des acteurs non sans un déchirement intérieur qui ne cessera jamais", s'arrachant à lui-même "pour aller dans un limbe mystérieux, entre la scène, pleine de lumières, de voix et de gestes humains, et l'obscurité silencieuse de la salle, pleine de souffles, attentive" (2).

Aujourd'hui, sa suprématie n'est plus contestée. Son règne, au moins dans ce "Piccolo Teatro" que, avec Paolo Grassi, il a construit de toutes pièces, est presque absolu. Ailleurs aussi, il a tous les privilèges d'un suzerain. Dès les premières minutes (je n'ose dire, dès le lever du rideau, car, avec lui, le rideau coulisse, à la façon brechtienne, plus souvent qu'il ne remonte, et parfois, il n'existe plus), chacun de ses spectacles porte sa griffe. Il y a une manière, un ton Strehler, identifiables entre tous. Mais ce n'est pas là un style. Strehler a changé, a varié. Il a assimilé presque tout ce qui s'est fait au théâtre depuis un demi-siècle. Il est parti de Copeau et de Jouvet (ses deux premiers "maîtres", de son propre aveu); il est passé, longuement, par Brecht (le "troisième"); il frôle aujourd'hui, parfois, le "Théâtre-image".

Pourtant, son oecuménisme ne tourne pas à l'éclectisme, ni son pouvoir à l'autarcie. Il n'est ni Max Reinhardt auquel on a pu le comparer, ni Grotowski dont il se délie. Ni autocrate, ni gourou. C'est que le metteur en scène Strehler reste, consubstantiellement, un douteur (encore un mot brechtien qu'il a repris en charge). Son rapport au texte et à la scène n'est pas d'appropriation ou de possession. C'est un rapport d'examen, de critique, de travail et de jouissance. Non de manducation. Strehler s'efface au moment même où il s'affirme le plus : devant l'oeuvre écrite, devant le geste et la parole de l'acteur vivant.

Ne parlons ni de fidélité, ni de respect. Mais d'un sentiment aigu, poussé à l'extrême, des pouvoirs et de l'insuffisance de la représentation. Certes, Strehler reste un homme de texte. Tout en part et tout l'y ramène. Il a le souci de le servir, non de s'en servir. Tout au plus s'autorise-t-il à en mimer, comme par jeu, l'auteur : à travers la dizaine de pièces de Goldoni qu'il a montées - ce qui est peu, eu égard aux trois cents que celui-ci a écrites - il s'est peu à peu confondu avec Goldoni au point, en parlant, scrupuleusement, de Goldoni (3), de parler aussi, intimement, de soi. Mais une telle identification n'est pas une substitution, Strehler le sait : il la vit comme provisoire et incomplète. C'est qu'elle a un lieu : la scène. Et que ce lieu est limité et singulier. D'une part, il est artificiel : c'est le plateau du théâtre à l'italienne que Strehler n'a presque jamais quitté, car il a besoin de ses planches, de son cadre et de sa machinerie qu'il aime à rendre visibles. D'autre part, s'il doit, dans sa clôture même, rester ouvert, ce lieu sur le monde ne peut jamais prendre sur lui d'être ce monde même. Il le figure, il le reproduit : il ne l'accomplit pas. Il y a toujours, au-delà de lui, quelque chose d'autre. Il n'est là, à la limite, que pour nous renvoyer à ce monde, à ce qu'il n'est pas. Enfin, un tel lieu n'appartient pas, quoiqu'il fasse, au metteur en scène, à lui, Strehler : ce sont les acteurs qui, en fin de compte, au terme de répétitions longues et épuisantes, où Strehler règne en maître, présent partout, multiforme et tyrannique, l'animent et s'y offrent au public. Alors "l'événement théatral auquel il a contribué, avec un lambeau sanglant de son existence, se consume loin de lui, souvent contre lui" (4).

Nul n'a vécu et ressenti la contradiction inhérente à la personne et à la fonction du metteur en scène plus et mieux que Strehler . Tous ses spectacles nous la disent. Ils en tirent leur force, leur fascination et leur fragilité. Aujourd'hui déjà, demain sans doute, le théâtre occidental ne sera-t-il plus un théâtre de metteur en scène. Peut-être les acteurs deviendront-ils auteurs, peut-être les scénographes écriront-ils, à leur manière, le spectacle, peut-être un nouveau Léviathan, qu'on l'appelle collectif théâtral ou qu'il soit cet "artiste du théâtre futur" dont parlait Craig et que le metteur en scène ne faisait que préligurer, surgira-t-il. . . Alors Strehler s'effacera. Mais, pour l'instant, il est encore à l'oeuvre, plus déchiré et plus impérieux que jamais. Dépendant de tout et régnant sur tous. Il aura été jusqu'au bout l'artiste du théâtre de notre temps.

(1). Cf. "Giorgio Strehler", par Arturo Lazzari, dans Travail théâtral, n°22, janvier-mars 1976, p. 12- 14. Lazzari en cite quelques répliques.

(2). Cf. "Extrait d'une lettre à un jeune metteur en scène", dans Strehler Giorgio : Un théâtre pour la vie, réflexions, entretiens, notes de travail, traduit de l'italien par Emmanuelle Genevoix, Fayard, Paris 1980, p. 144-5.

(3). Cf. "Goldoni génie de la vie", extrait de notes pour un projet de film de télévision en couleurs sur la vie de Goldoni, vers 1970, dans Un théâtre pour la vie,op. cit.

(4). Cf. L'"extrait d'une lettre à un jeune metteur en scène", déjà cité.

Source : "Festival d'Automne à Paris 1972-1982"
Jean-Pierre Leonardini, Marie Collin et Joséphine Markovits
Ed. Messidor/Temps Actuels, Paris, 1982, p. 74-75

© Ed. Messidor-Festival d'Automne à Paris

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