Krzysztof Warlikowski

(1962-

Né en Pologne

 

Piotr Gruszczynski – Habituellement tes représentations commencent par un espace vide. Alors lorsqu’un acteur entre en scène au début du spectacle, où arrive-t-il ?
Krzysztof Warlikowski – A sa place. Dans La Tempête, Prospero allait vers la table et décidait de parler à sa fille. Il devait avoir la discussion de sa vie, celle qu’il appréhendait depuis des années. Dans Purifiés, Renate Jett s’approche de sa chaise, la prend, s’assied dessus et pénètre en quelque sorte chez les spectateurs. Elle leur parle de son amour. De même dans Le Dibbouk, les acteurs viennent chez les gens. C’est peut-être différent dans Les Bacchantes, quelque chose éclot d’abord, nous sommes les témoins de quelque chose qui ne s’est pas complètement articulé. Les Bacchantes avaient un début plus construit. Elles commençaient mais ne surgissaient pas.
Piotr Gruszczynski – Il me semble qu’il est important dans ton théâtre que l’acteur qui entre en scène ne se charge d’aucune convention théâtrale. Il arrive directement de sa sphère privée tout comme les spectateurs. Cela permet une communauté de rituel et évite la représentation.
K. W. – […] Dans Les Bacchantes, l’arrivée des femmes introduit un tel jeu, leur réunion n’est pas une réunion théâtrale. Elles entament un rituel. (1)

K. W. – Certains spectacles ne voulaient pas se terminer. Je laissais alors la décision au public ; j’allumais la pleine lumière mais les acteurs semblaient continuer à jouer et je regardais à quel moment cela s’arrêterait. Dans Hamlet, les gens ont décidé eux-mêmes quand ils voulaient terminer. Dans La Nuit des rois également.
K. W. – Plutôt que de terminer un spectacle, je préfère le dénouer. Je prolonge souvent les scènes finales. Dans Le Dibbouk, Andrzej Chyra court sur le trottoir électrique d’un club de fitness. Dans Krum l’ectoplasme, Marek Kalita en travesti chante son « Desiderio, sufro, amore, pasione ». Dans ces quelques mots se concentre en quelque sorte toute la merde émotionnelle humaine. La fin doit être un atterrissage très doux, une lente sortie de l’espace. Il s’agit de changer la réalité sans changer ni la lumière ni l’espace c’est-à-dire de sortir mais de rester au même endroit.
Krzysztof Warlikowski – Le théâtre est différent de la norme. (2)

Piotr Gruszczynski – Quelles conditions doit remplir un acteur pour que tu travailles avec lui ? quelles sont tes exigences et tes attentes ?
K. W. – Je recherche et j’attends de l’authenticité. […] Je cherche des gens qui ont déjà une existence derrière eux. Alors personne n’a rien à prouver à personne. Souvent, il arrive que nous discutions tous de a distribution éventuelle.
Piotr Gruszczynski – Quelles est la faute la plus grave que peut commettre un acteur dans ton théâtre ?
K. W. – Une telle faute n’existe pas, il n’est pas utile de créer des barrières et des règles. Moi-même je fais parfois des fautes honteuses, et c’est normal lorsqu’on cherche. Ce ne sont pas des fautes dont il faille se disculper. (3)

K. W. – […] Quand quelque chose ne marche pas, je comprends qu’il manque d’énergie, qu’il n’est pas possible tous les soirs de réussir tout ce que nous nous fixons. C’est un travil difficile. Mas spectacles sont souvent très longs. Comme de très longs voyages durant lesquels l’attention du public aussi peut baisser. Nous l’avons souvent ressenti en jouant Kroum.
[…]
Piotr Gruszczynski – Que signifie pour toi un mauvais spectacle, un spectacle raté ?
K. W. – Cela arrive quand un acteur se soumet trop à son rôle, commence à travailler sur la ligne acteurs-acteurs au lieu de mener son action avec les gens.
[…]
K. W. – Je dis alors que quelque chose est trop « personnagisé », pour ainsi dire phagocyté par le personnage. (4)

Piotr Gruszczynski – Le destin antique était-il vraiment déterminant ?
K. W. – C’est plutôt dans la nature de l’homme de se chercher un destin face à l’absolue liberté dont il peut avoir peur. Même l’invention des signes du zodiaque est une tentative de déterminer le sort. C’est l’affaire de chacun d’entre nous de voir jusqu’à quel point nous voulons nous créer une telle détermination, un tel fatum et jusqu’à quel point nous voulons y croire. C’est ainsi aujourd’hui. Par contre, dans l’Antiquité, ce n’était pas discutable. Cela constituait une partie de l’univers mythologique, c’est-à-dire religieux. (5)

Krzysztof Warlikowski – Je pense que notre monde est en partie rationnel mais, à partir d’un certain moment, cette rationalité s’épuise. Nous devenons une surprise pour nous-mêmes ; ce qui nous paraissait compréhensible s’effondre tout à coup et il s’avère que nous sommes complètements différents. (6)

K. W. – Je ne veux pas montrer le fonctionnement des mécanismes historiques car c’est irréalisable. Nous pouvons remplacer les cours royales par les gouvernements que nous connaissons aujourd’hui. Ce qu’il y a d’intéressant au théâtre, c’est que l’on peut s’approcher et voir en permanence le côté intime de chaque héros, à tout moment, même le plus public. Dans Hamlet, j’ai fui le plus possible l’aspect pompeux, la grandeur. J’ai tout ramené à une petite pièce, très proche, au milieu des gens, dans un espace dans lequel il était impossible de cacher quoi que ce soit. Tout se déroulait dans l’intimité. Indépendamment de la réalité dans laquelle nous nous trouvons, il est plus intéressant de voir ce qui se crée entre les gens, ce qui dans un individu dévie de la norme, que de connaître la norme d’un fils de roi qui a son honneur et qui doit se comporter en fonction des règles que lui a inculquées durant l’enfance sa royale grand-mère. (7)

K. W. – Un spectacle est réussi lorsque nous réussissons à faire vibrer la salle. (8)

Piotr Gruszczynski – Cette intention vis-à-vis du spectateur exige-t-elle un travail particulier avec l’acteur, une façon particulière de jouer ?
K. W. – Cela exige d’être ouvert, de créer une sensation de sécurité qui me permette de m’ouvrir entièrement et de parler de moi jusqu’u bout. C’est ce que faisait Renata Jett dans le monologue qui ouvrait Purifiés. Une sorte de réflexion timide de quelqu’un de perdu, de quelqu’un de très proche qui, à cause de l’accent, parlait une langue enfantine, comme s’il déclamait l’abécédaire de l’amour. Cela commençait à marcher, les gens s’ouvraient. Mais cela provoquait aussi la recherche nerveuse du sac à main, l’ajustement de la garde-robe. Pour certains, ce type de sincérité était trop difficile, inquiétant, inacceptable.
[…]
Piotr Gruszczynski – As-tu des méthodes particulières pour travailler avec l’acteur qui te permettent d’obtenir cette ouverture sur laquelle tu comptes ?
K. W. – Non. Je m’appuie exclusivement sur la confiance, sur le fait que je puisse dire tout cela, que nous savons beaucoup de choses les uns sur les autres, qu’il n’y a pas de thèmes tabous, que personne ne se vexera si je me sers de quelque chose d’extrêmement douloureux dans sa vie. Je raconte toujours des choses très intimes sur moi-même, nous ne nous cachons pas. Ce sont des moments au cours desquels nous nous connaissons le plus. (9)

K. W. – […] nous sommes totalement en révolte contre la vie.
[…]
K. W. – […] Les acteurs disent eux-mêmes qu’ils ne peuvent parvenir à certaines choses qu’avec le public. Je pense que leur art prend pleinement en compte le public et l’attire discrètement dans leur jeu. (10)

K. W. – On dit parfois qu’on ne va pas impunément au théâtre. On ne peut pas non plus faire du théâtre impunément, c’est un engagement des deux côtés. Si tu as l’intention de t’occuper de toi et de ton art, tu peux être génial mais tu ne feras jamais un théâtre qui entre en dialogue avec le public, qui l’ébranle. Dans Le Songe nous avons aussi une situation semblable : nous allons au théâtre et ce n’est pas sans conséquence ; quelque chose commence à entrer en jeu avec ce que nous avons vécu il y a un instant, se réfère à notre situation, commence à agir sur nous. La situation dans laquelle nous avons dit « je veux être ton chien » a dû probablement arriver à chacun de nous au moins une fois dans sa vie, que nous l’ayons dit avec ces mots ou que nous n’ayons pas verbalisé ce sentiment. (11)

P. G. – D’après toi, d’où provient chez Shakespeare cette foi dans le théâtre ? Il semble croire réellement que le théâtre est à même de purifier et de donner la vérité. Et qu’il est le seul lieu qui en soit capable. Dans Hamlet, nous avons l’art d’acteurs intègres, capables d’exprimer de véritables grands sentiments et ici, nous avons des amateurs capables d’ébranler les consciences et de remuer les souvenirs.
K. W. - Je pense que Shakespeare sentait le public d’une manière géniale et savait magnifiquement diriger son émotion. C’est quelque chose que tu apprends au théâtre très lentement, mais les spectateurs éveillent vite ta soif d’une plus grande et meilleure compréhension. Je l’ai senti quand j’ai réalisé Roberto Zucco de Koltès ; j’ai senti que, de l’autre côté, il y avait beaucoup de gens qui commençaient à mieux me comprendre, j’ai donc voulu être plus compréhensible pour eux. L’époque élisabéthaine était aussi une époque d’un accroissement de la compréhension. Tout fermentait, le théâtre était très important, beaucoup plus important qu’aujourd’hui. Cela explique sans doute la foi de Shakespeare. […] Le public presse le metteur en scène ; de la même manière, il presse l’acteur et celui-ci veut lui parler de plus en plus clairement. L’acteur devient aussi une sorte de filtre qui se laisse traverser par la situation actuelle de la Pologne. C’est un moment de grande fermentation et de grands espoirs mis dans le théâtre.
Je m’interroge sur le phénomène du théâtre belge dont le public est plutôt guindé et bourgeois ; il accepte totalement ce que les artistes flamands, d’ailleurs excellents, lui proposent. Ce sont de magnifiques univers, très ésotériques, énigmatiques et égocentriques. M’intrigue aussi le curieux théâtre de Roberto Castellucci qui ne fonctionne pratiquement que dans les festivals. Il est très stimulant et sujet à controverses, mais il n’a pas son public et ne peut l’avoir. Il est trop rebutant car chacune de ses représentations est une attaque, comme s’il cherchait à rendre les spectateurs responsables de l’état du monde. (12)

K. W. – Je pense que c’était un théâtre d’avant-garde qui s’adressait directement aux gens, qui ne craignait pas de dépasser l’illusion mais en avait besoin parfois pour se tirer d’affaire. La censure morale a toujours fonctionné et l’homme était déjà très débridé. D’un point de vue moral, il était l’incarnation du diable. Souvenons-nous aussi que Shakespeare et Marlowe étaient d’abord de bons vivants et seulement ensuite des auteurs géniaux.
[…]
K. W. – Au théâtre, la poésie sert à s’exprimer plus fortement. La traduction est une des questions cruciales dans les œuvres de Shakespeare. Certains traducteurs choisissent la forme la plus élégante et perde ou diluent le sens. Je suis toujours attiré chez Shakespeare par la logique que je dois déterrer. Ce n’est pas simple, et finalement j’arrive chaque fois à la confirmation que Shakespeare voulait nous dire quelque chose de poignant, qu’il n’était pas quelqu’un qui avait des facilités pur écrire et formuler de bons mots. Il entremêle la prose et la poésie, souvent rimée ; les langues varient et introduisent de nouveau rythmes théâtraux et ponctuent l’importance des déclarations. Parfois, pour faire entendre quelque chose, il faut d’abord assourdir l’auditeur, le rendre insensible au son et puis, tout à coup, lui permettre de se délecter du silence. Si l’on parvient au sens, alors la poésie commence à l’augmenter, à le servir. (13)

K. W. – Je pense qu’il faut lutter pour la clarté, mais cette clarté doit renvoyer plus loin. J’ai l’impression que chez Shakespeare chaque scène traite d’un autre thème ; il ne faut pas perdre son temps à suivre une logique de récit. Ce qui est important, c’est ce que la scène veut exprimer d’essentiel. Le mieux est que le spectacle soit construit d’une vingtaine d’entités, de références, de thèmes différents, qui ouvrent seulement le champ de la sensibilité, de la compréhension, de l’interprétation nous obligeant à éprouver quelque chose. Il ne s’agit pas de mettre des points quelconques sur les « i ». (14)

K. W. - Le monde surnaturel est toujours une soupape de sécurité, une indication que tout cela vient d'ailleurs, que l'homme est déterminé par un monde lointain. (15)

K. W. – Montrer l’univers surnaturel au théâtre tient pour moi autant de l’audace que de la facilité. On peut en parler, on peut donner l’impression qu’il existe. Par contre, on ne peut le montrer qu’à travers un homme et non par des apparitions, parce que c’est lamentable. (16)

K. W. – Je me souviens d’un excellent spectacle de Vassiliev Médée-matériau d’après Heiner Müller que j’ai vu en 2002 à Avignon. C’était une grande expérience collective. L’actrice qui jouait Médée, Valérie Dréville, par sa seule façon de s’asseoir sur scène, avec les jambes largement écartées dénudant le vagin, a offensé tous les hommes du public, bien qu’ils ne soient pas nombreux, puisque le théâtre est plutôt fréquenté par des femmes. Les hommes ont commencé à sortir ou à se révolter bruyamment et le spectacle qui durait environ une heure s’est terminée par une ovation frénétique des femmes qui voulaient avant tout manifester de cette manière leur union avec l’héroïne, crier leur douleur. Pour toutes ces femmes du Sud, divorcées, abandonnées, malheureuses, c’était une magnifique thérapie.
En Pologne, les gens sortaient de Purifiés après la scène dans laquelle deux hommes s’embrassent et non après celle où un homme coupait à un autre les pieds ou la langue. L’amour entre deux hommes touchait beaucoup plus vivement la société qu’une agression ou un meurtre. D’une manière inattendue, le théâtre peut avec le public dénouer divers enjeux et modifier son comportement. (17)

Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché, Arles, Ed. Actes Sud-La Monnaie De Munt, série "Le Temps du théâtre", dirigée par G. Banu et C. David, 2007, (1) p.50, (2) p.51, (3) p.56, (4) p.57, (5) p.64, (6) p.65, (7) p.66-67, (8) p.73, (9) p.75, (10) p.76, (11) p.117, (12) p.117-118, (13) p.123, (14) p.124, (15) p.131, (16) p.135, (17) p.152.

Interview du 14 juillet 2009 - Conférence de presse / Festival d'Avignon

La Mégère apprivoisée, 1997

Hamlet, 1997 & 1999

La Nuit des rois, 1999

La Tempête, 2000, 2003

Le Songe d'une nuit d'été, 2003

Les Bacchantes, 2001

Le Dibbouk, 2003

Macbeth, 2004

Kroum, 2005

Angels in America, 2007

(A)pollonia, 2010

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